Ancien élève de la prestigieuse École Normale Supérieure, Henri Hude est professeur de philosophie à l’école des officiers de l’armée de Terre française (Saint-Cyr). Son dernier livre, philosophie de la guerre, résonne pour les religions comme un appel à un sursaut philosophique et spirituel pour construire la paix du monde de demain
Face au risque de guerre totale, pouvons-nous résumer votre approche exposée dans votre dernier livre Philosophie de la guerre en disant que les religions sont la solution et non le problème à l’instauration d’une paix universelle?
Une guerre totale comporte la mise en œuvre de tous les moyens disponibles. Aujourd’hui, elle conduirait à la destruction du genre humain, à cause des progrès techniques. La terrifiante possibilité d’une telle destruction fait surgir le projet de supprimer la guerre, comme condition de la survie du genre humain. Or la guerre est un duel entre plusieurs puissances. Donc, pour la supprimer radicalement, il faut instituer un unique Pouvoir mondial, un Léviathan universel, doté d’une puissance illimitée.
Philosophie de la guerre
Mais la pluralité peut toujours renaître : par sécession, révolution, mafias, terrorisme, etc. La mise en sécurité du monde exige donc plus largement la destruction de toute puissance en dehors de celle de Léviathan. Il faut non seulement mettre fin à la pluralité des puissances politiques, sociales, mais aussi détruire toute autre puissance : spirituelle, intellectuelle ou morale. Nous sommes au-delà d’un simple projet d’impérialisme universel. Il s’agit, pour des Surhommes, de dominer des sous-hommes. Ce projet orwellano-nazi est tellement monstrueux qu’il a une conséquence paradoxale. Le Léviathan universel devient l’ennemi commun numéro 1 de toutes les nations, religions et sagesses. Celles-ci, auparavant, étaient souvent en guerre ou en tension. Grâce à Léviathan, les voici alliées, amies peut-être. Léviathan est inapte à garantir la paix, mais sa monstruosité, qui est désormais pour toujours une permanente possibilité, garantit l’alliance durable des anciens ennemis. Religions et sagesses sont la garantie première de la liberté et de la paix. C’est un autre monde.
La diplomatie du Saint-Siège cherche à instaurer un solide dialogue avec l’Islam afin d’établir des « ponts ». Dans l’histoire récente, le cardinal Jean-Louis Tauran a œuvré en ce sens en se rendant en Arabie Saoudite, ce qui était une première pour un diplomate du Saint-Siège d’un tel rang. En 2019, la rencontre emblématique entre le pape François et Ahmed Al-Tayeb, l’imam de la mosquée Al-Azhar, la plus importante institution sunnite du Moyen-Orient, a marqué aussi une étape supplémentaire dans ce rapprochement (sans compter le voyage successif au Bahreïn). Cette politique diplomatique va-t-elle donc dans le bon sens selon vous?
Je pense que oui, car elle s’inscrit dans cette logique de paix par une alliance anti-Léviathan. Car qui est Léviathan ? Assurément, devenir Léviathan est pour toujours la tentation de tout pouvoir en ce monde. Léviathan est donc d’abord un concept fondamental de la science politique. Mais il trouve une terrible application dans les choix politiques et culturels des élites occidentales, surtout anglo-saxonnes. Le woke, c’est une machine à fabriquer des sous-hommes. La démocratie se transforme en ploutocratie, la liberté de la presse en propagande, l’économie en casino, l’État libéral en État de flicage policier, etc. Un tel impérialisme est à la fois odieux et dysfonctionnel. Il n’a aucune chance de succès, sauf dans les vieux pays occidentaux plus contrôlés – et encore... Le pape a raison de préparer l’avenir.
Pour ce qui est des musulmans en particulier, Léviathan a pour stratégie de pousser partout les plus violents et les plus sectaires, qui sont ses idiots utiles, ou ses agents stipendiés, afin de diviser pour régner. Les chefs religieux musulmans, qui sont aussi intelligents que le pape, le savent très bien. Les chefs politiques le savent aussi. Voyez comme ils profitent des échecs de l’OTAN en Ukraine pour prendre leur liberté par rapport à Léviathan. Il ne s’agit pas du tout de créer une unique religion syncrétique, parce que le relativisme bas de gamme est le premier principe de la culture de sous-hommes que Léviathan veut injecter à tous pour tout dominer dictatorialement. Il s’agit de trouver un modus vivendi. Cela fait naître l’amitié et la conversation amicale entre gens qui cherchent sincèrement Dieu, pas le pseudo « dialogue interreligieux » entre clercs ou laïcs intellos modernistes, relativistes et culpabilisés jusqu’à l’os par Léviathan.
Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, les liens entre le patriarche de Moscou et le pouvoir ou des liens analogues en Ukraine et les religions internes, rendraient-ils presque impossible cette union entre les religions pour construire la paix?
Quand on veut critiquer les autres, il faut commencer par balayer devant sa propre porte. On peut se demander, par exemple, si nous autres, catholiques français, nous n’entretenons pas des relations ambiguës avec le pouvoir politique. En face du dogmatisme woke, de la canonisation de la culture de mort, de l’autoritarisme envahissant, de la servilité à l’égard de Léviathan, de la marche à la guerre mondiale, nous restons comme KO debout. Manipulés et/ou carriéristes, nous pataugeons parfois dans la culpabilité en demandant pardon d’exister dans la sphère publique.
Si la culture woke s’imposait universellement, ce serait la perte de toutes les âmes et la fin de toute civilisation décente. La résistance à l’imposition de la culture woke peut être une cause de guerre juste. C’est ce que pense le monde entier, sauf l’Ouest, et c’est pour cette raison que le soft power de l’Occident est en train de s’évaporer à grande vitesse. Ceci soit dit sans détriment de la justice due à l’Ukraine et de la charité entre catholiques.
La violence est-elle inhérente à l’Islam?
J’ai envie de vous demander : la lâcheté est-elle inhérente au christianisme ? Le Christ a dit qu’il n’était pas venu apporter la paix sur la terre, mais la division. Il dit aussi qu’il vomit les tièdes. Dans un grand nombre de sermons du dimanche, il n’y aurait rien à changer si on remplaçait le mot "Dieu" par le mot "Nounours".
Dans son livre "Ecumenical Jihad", Peter Kreeft (p.41-42) écrit : "Il a fallu un étudiant musulman dans ma classe au Boston College pour réprimander les catholiques d’enlever leurs crucifix". "Nous n’avons pas d’images de cet homme, comme vous", a-t-il dit, "mais si nous les avions, nous ne les retirerions jamais, même si quelqu’un essayait de nous forcer à le faire. Nous vénérerions cet homme, et nous mourrions pour son honneur. Mais vous avez tellement honte de lui que vous le décrochez de vos murs. Vous avez plus peur de ce que ses ennemis pourraient penser si vous gardiez vos crucifix, que de ce qu’il pourrait penser si vous les décrochez. Je pense donc que nous sommes de meilleurs chrétiens que vous".
Rougir du Christ, nous appelons cela respect de la liberté. Nous croyons nous être ouverts au monde alors que nous avons abdiqué toute liberté évangélique. Nous nous croyons supérieurs à nos anciens, alors que nous ne faisons que participer à cette évolution lamentable, que Soljenitsyne appelait "déclin du courage". Pour être un chrétien, il faut d’abord ne pas être un sous-homme. Et pour ne pas l’être, il faut être capable de résister à Léviathan. Au besoin en versant son sang. Bismarck a mis trente évêques en prison et à la fin, il a dû abandonner le Kulturkampf.
Il y a 10 ans le pape François disait : "Le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence". Cette phrase continue à faire débat et à diviser les islamologues et théologiens. Qu’a voulu dire François?
Je ne sais pas ce qu’a voulu dire le Pape. Les expressions "véritable islam" et "adéquate interprétation" posent de redoutables problèmes et la phrase peut donc recevoir des sens très divers. Faute de précision, pas moyen de savoir. Le philosophe Rémi Brague, qui connaît admirablement le sujet, vient d’écrire un livre, intitulé Sur l’Islam, où il déploie une érudition vraiment confondante. Il croit devoir interpréter la phrase comme si le pape parlait en historien des idées. Il prouve que, si c’était le cas, cette affirmation serait erronée. Mais je pense que le pape ne s’exprime pas en historien des idées. (Ce sont de toute façon des sujets auxquels ne s’applique pas le charisme pétrin d’infaillibilité.)
Faut-il comprendre cette phrase du pape comme une phrase avant tout politique qui mettrait les autorités musulmanes face à leur contradiction et face à leur responsabilité en les invitant à le rejoindre dans la construction d’un monde de paix?
Le pape n’est pas plus machiavélique qu’il n’est ignorant. En vérité, il faut distinguer la force et la violence. La violence est l’usage illégitime de la force. Toutes les grandes religions et sagesses s’opposent à toute violence, mais aucune ne s’oppose à tout recours à la force. Toute société a un droit de légitime défense. Si tout recours à la force armée était moralement interdit à toute société en toutes circonstances, il serait moralement obligatoire de subir n’importe quelle agression, pratiquée par n’importe qui, dans n’importe quel but. Autant dire que la morale obligerait à obéir même à des pervers qui voudraient détruire tout principe moral. Les sociétés ont donc un droit et parfois un devoir de légitime défense, armée si nécessaire. Certains abusifs ne comprennent aucun langage sauf la force. Vous tracez donc devant eux un trait rouge sur le sol. "Ce trait signifie que je préfère risquer ma vie et souffrir que subir ce que tu veux m’imposer. Si donc tu transgresses cette ligne, tu devras risquer ta vie et souffrir". Si vous êtes incapable de cette conduite, vous êtes bon pour l’esclavage.