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Cardinal Bechara Boutros Rai : "L'Eglise souffre avec le peuple libanais".

Le patriarche maronite d'Antioche et de l'Orient est la personnalité chrétienne la plus importante du Liban et joue un rôle central dans la vie publique de la société. Omnes a interviewé le cardinal Bechara Boutros Rai dans une période difficile mais clé de son histoire actuelle.

Bernard Larraín-2 mai 2024-Temps de lecture : 7 minutes
Cardinal Bechara Boutros Rai : "L'Eglise souffre avec le peuple libanais".

Photo Cardinal Bechara Boutros Rai @OSV

Pont entre l'Orient et l'Occident, entre l'Islam et le Christianisme, le Liban est un pays qui reconnaît 18 communautés religieuses sur son petit territoire, entre montagnes et Méditerranée.

Dans cette mosaïque de religions, l'Église maronite a joué un rôle de premier plan. Toujours unis au pape, l'évêque de Rome, les chrétiens maronites sont des catholiques de rite oriental et représentent la communauté catholique la plus importante et la plus influente du Moyen-Orient. À leur tête se trouve le patriarche maronite d'Antioche et de tout l'Orient. Il est la figure chrétienne la plus importante du pays et joue un rôle central dans la vie publique de la société. 

Depuis 2011, le patriarche maronite est Sa Béatitude Bechara Boutros Rai. Né en 1940, Monseigneur Rai est un religieux de l'ordre des Mariamites, ordonné prêtre en 1967, consacré évêque en 1986 et élu patriarche en 2011. En 2012, le pape Benoît XVI l'a nommé cardinal de l'Église.

Son leadership à la tête des Maronites a été caractérisé par des positions fortes sur l'identité et l'unité du Liban et la neutralité dans les relations internationales. 

En raison de la place particulière qu'il occupe dans l'histoire de l'humanité et de la religion chrétienne en particulier, les papes ont senti le Liban comme un pays très présent dans leurs prières et leurs préoccupations. Joaquín Navarro-Valls, porte-parole historique, conseiller diplomatique et ami du pape saint Jean-Paul II, raconte dans ses mémoires comment le pape polonais a gardé la tête et le cœur au Liban. Pays du cèdre pendant les années terribles de la guerre civile, qui a même vu des affrontements entre groupes chrétiens.

C'est saint Jean-Paul II qui a donné au Liban le nom de "pays du message". Le pape Benoît XVI a effectué une visite historique en 2012, et le pape François a exprimé sa volonté de rendre visite au peuple libanais et mentionne fréquemment le Liban dans ses discours et ses prières. 

Pendant des décennies, le Liban a connu une période de grand développement culturel et économique qui lui a valu le surnom de "Suisse du Moyen-Orient", mais depuis plusieurs années, il s'enlise dans une crise politique, sociale et économique sans précédent.

Cette situation délicate est aggravée par la guerre dans la partie sud du territoire : depuis le 7 octobre 2023, avec le début du conflit en Palestine, les hostilités ont repris au Sud-Liban entre les milices du Hezbollah et Israël. 

Dans ce contexte, les chrétiens du Liban jouent un rôle très particulier et le patriarche Raï n'a cessé d'élever la voix, rappelant avec force l'identité libanaise. 

Situé à 25 kilomètres au nord de Beyrouth dans la montagne libanaise, Bkerké est le siège du Patriarcat maronite depuis 1823. C'est dans ce lieu historique avec une vue incroyable sur la Méditerranée que Sa Béatitude Bechara Boutros Rai nous accueille. Ce n'est pas la première fois qu'il reçoit Omnes, puisqu'en 2017, le magazine Palabra avait publié une interview de Sa Béatitude. 

Le Liban traverse une crise très grave : aucun président de la République n'a été nommé depuis plus d'un an, l'inflation a atteint des niveaux sans précédent, les services de base font défaut et, à partir du 7 octobre 2023, la guerre menace dans le sud du pays. Quel est votre diagnostic de la situation ?

-Malheureusement, notre pays est malade parce qu'il a perdu le sens de sa mission dans le monde. Jean-Paul II a dit que le Liban est plus qu'un pays, c'est un "message", et c'est sa mission : montrer au monde que les chrétiens et les musulmans peuvent et doivent vivre ensemble, comme des frères. L'identité de notre pays est si particulière qu'un dirigeant d'un pays arabe a déclaré que "si le Liban n'existait pas, il faudrait le créer". 

L'identité libanaise repose sur deux principes importants : le principe de la séparation de l'Église et de l'État et celui de la multiplicité culturelle. 

Le premier principe est celui de la citoyenneté : on est libanais non pas en raison de sa religion ou de son appartenance ethnique, mais en vertu de ce principe : si l'on est citoyen, on est libanais. Cela implique que l'on n'est ni chrétien, ni musulman, ni druze, et que l'on a donc accès à la citoyenneté. Ce principe est consacré depuis la création de l'État du Grand Liban en 1920, et il est essentiel car il permet aux chrétiens et aux musulmans de vivre en paix, sans craindre que d'autres imposent leur religion dans la vie politique. 

Cardinal Bechara Boutros Rai : "L'Eglise souffre avec le peuple libanais".
Le cardinal Bechara Boutros Rai avec le correspondant d'Omnes Bernard Garcia Larrain

Ce principe s'est concrétisé en 1943 avec la signature de l'accord dit de "l'Union européenne". Pacte national dans laquelle les pouvoirs de l'État sont répartis entre les différentes confessions. L'idée était de donner des garanties concrètes à chaque groupe.

Ainsi, le président de la République doit être chrétien maronite, le chef du gouvernement (premier ministre) est musulman sunnite et le président de la Chambre des députés est musulman chiite. Ce système a été confirmé par les accords de Taëf, qui ont mis fin à la guerre civile dans les années 1990. 

Le deuxième principe est celui de la multiplicité culturelle : le Liban est un pays démocratique ouvert sur le monde, où coexistent différentes sensibilités culturelles et où le dialogue et la neutralité dans les relations internationales sont privilégiés. 

Aujourd'hui, notre pays est malade parce qu'il existe en son sein des groupes qui ont déformé sa physionomie et ne respectent pas ces principes fondamentaux. Ils ne sont pas loyaux envers le Liban. Ils ne respectent pas sa neutralité. Aujourd'hui, nous avons une guerre dans le sud de notre pays, une guerre que les Libanais ne veulent pas, mais que certains groupes sont déterminés à provoquer. Cette situation a isolé notre pays du reste du monde. 

Que fait l'Église pour tenter de remédier à cette situation ?

-L'Église souffre avec le peuple libanais, qui perd sa force et ses éléments dynamiques dans cette crise : non seulement de nombreux jeunes quittent un pays qu'ils ne voient pas avec optimisme, mais aussi de nombreux professionnels, déjà formés et intégrés dans la vie économique et sociale, ont également trouvé ou cherchent un avenir meilleur à l'étranger. La perte est immense. 

Notre population s'est extrêmement appauvrie. L'inflation est l'une des plus élevées au monde. Face à ce drame, l'Eglise ouvre ses portes à tous : nos écoles, nos universités, nos centres sociaux (qui aident les gens à trouver un emploi) restent ouverts et actifs, même si les gens n'ont souvent pas les moyens de se les offrir. 

Les biens de l'Église sont à la disposition de ses membres et des milliers de personnes bénéficient des différentes aides. Nous essayons de créer des opportunités pour que chacun trouve du travail. Mais la situation s'aggrave et c'est pourquoi je ne cesse de crier à nos dirigeants à travers les médias : "Vous êtes des criminels, vous détruisez l'État, vous appauvrissez notre peuple !

Les Libanais aiment leur terre, leur culture et leur patrie. Aujourd'hui, les Libanais vivant à l'étranger, qui sont majoritaires, soutiennent économiquement le pays. Et si la situation leur permet de revenir, ils reviendront, car ils aiment le Liban. 

Avez-vous de l'espoir pour l'avenir du pays ? 

-Nous sommes chrétiens et nous avons de l'espoir. Sinon, nous ne serions pas chrétiens et nous ne serions pas ici, où nous sommes depuis de nombreux siècles. 

Le système politique libanais est unique au monde dans la mesure où la représentation politique et les postes de haut niveau sont répartis en fonction de la religion. Certains disent que ce système est arrivé à son terme et qu'il est temps de le changer, de réformer la constitution. Qu'en pensez-vous ? 

-Notre système politique, incarné par notre Constitution, est magnifique et unique au monde. Le problème n'est pas le système, mais le fait que certains ne le respectent pas. J'aime le comparer à un mariage : un partenariat unique entre chrétiens et musulmans. 

Le Liban ne peut pas être uniquement chrétien ou uniquement musulman, ce ne serait pas le Liban. Un divorce, comme certains voudraient l'imposer, serait fatal. Cela génère bien sûr des tensions et des troubles. 

Comment définiriez-vous votre tâche en tant que patriarche maronite dans la société libanaise ? 

-Les patriarches maronites ont joué un rôle clé dans l'histoire du Liban : ce sont eux qui ont ouvert la voie à la création de l'État du Liban en 1920, processus dans lequel le patriarche Elias Hoyek a joué un rôle de premier plan. 

Le Patriarche Maronite est une référence dans notre pays, une autorité écoutée et appréciée, en raison de cette importance historique qu'il a eue. L'article 9 de la Constitution libanaise établit le principe du statut personnel, qui respecte non seulement la loi dite naturelle, mais aussi les croyances de chaque individu dans ce pays. 

Notre voix n'est pas celle d'une politique technique, mais celle d'un rappel des principes moraux qui devraient nous guider. En Occident, malheureusement, nous gouvernons sans tenir compte de Dieu, et c'est ainsi que nous avons des lois sur l'avortement, l'euthanasie et les unions homosexuelles. 

L'Eglise est indépendante des partis politiques et parle à la conscience du peuple. Pour ces raisons, je n'ai cessé de dénoncer le crime de ne pas élire un Président pour notre pays et de maintenir la situation actuelle qui génère l'appauvrissement de notre peuple. 

Les priorités ou les sensibilités sont-elles différentes de celles de l'Église latine ? Récemment, les évêques africains ont déclaré qu'ils n'appliqueraient pas le document Fiducia Supplicans qui permet aux prêtres de bénir, en dehors de toute forme liturgique, des couples en situation irrégulière. 

-Tout d'abord, il faut rappeler que la liberté d'expression existe dans l'Église catholique ; c'est un droit que l'Église défend et promeut. 

En ce qui concerne le document Fiducia SupplicansIl me semble qu'il y a des situations en Europe qui ne se présentent pas à nous de la même manière.

Nous, les évêques du Liban, travaillons de manière collégiale, nous nous réunissons le premier mercredi de chaque mois. Nous avons donc décidé de mettre en place un comité d'évêques pour étudier le document, et en fonction des conseils de ce groupe de travail, nous déciderons s'il est nécessaire de publier un document officiel de notre côté. 

Saint Charbel, le principal saint libanais, est connu dans le monde entier et reconnu pour ses nombreux miracles. Une image de lui a été installée au Vatican le 19 janvier dernier. Pourquoi pensez-vous que la dévotion à saint Charbel s'est répandue aussi largement ? 

-En effet, Saint Charbel est très actif et très connu, et la réponse à votre question ne s'explique pas : c'est un mystère. Peut-être qu'en bon Libanais, Charbel sait très bien négocier avec Dieu pour obtenir d'innombrables faveurs pour ceux qui le prient avec foi. 

Mosaïque de Saint-Charbel à la cathédrale Saint-Patrick de New York ©CNS photo/Gregory A. Shemitz
L'auteurBernard Larraín

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