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"Le martyre ne peut être recherché comme un projet de vie".

A l'occasion du décès du frère Jean-Pierre Schumacher, nous rappelons l'entretien que Miguel Pérez Pichel a réalisé avec le dernier survivant de Tibhirine. Ce cistercien, décédé à l'âge de 97 ans le 21 novembre dernier, a rappelé les journées de persécution et d'enlèvement en 1996, qui ont conduit au martyre de ses 7 compagnons.

Miguel Pérez Pichel-1er décembre 2021-Temps de lecture : 9 minutes
thibirine

Le 27 mars 1996, un groupe de terroristes prétendument liés au Groupe islamique armé a enlevé puis assassiné sept moines du monastère de Tibhirine en Algérie. Les événements ont été relatés dans le film Des dieux et des hommesqui a gagné en notoriété il y a quelques années. L'un des survivants était le Père Jean-Pierre Schumacher, qui voit dans l'exemple de ses frères assassinés un témoignage d'amitié envers l'Islam et de pardon envers leurs ravisseurs.

Le père Jean-Pierre Schumacher était l'un des survivants de l'enlèvement puis de l'assassinat des moines cisterciens du monastère de Tibhirine (Algérie) en 1996. Il est aujourd'hui âgé de 89 ans et vit au monastère de Notre-Dame de l'Atlas. Kasbah Myriemdans la ville marocaine de Midelt. Au cours d'une conversation avec Palabra, il évoque ces événements et réfléchit au martyre et au monachisme.

Qu'est-ce que cela signifie d'être un moine chrétien dans un pays à majorité musulmane ?

Être moine dans un pays musulman, c'est avoir une présence chrétienne sur ces terres au nom de Jésus et de l'Église. Une présence par laquelle nous ne cherchons aucune autre satisfaction que de nous laisser habiter par Lui, et de participer au meilleur de la vie des personnes qui nous ont accueillis, autant que la vocation contemplative cistercienne nous le permet. Ainsi, nous faisons partie de leur vie, nous partageons leurs soucis et leurs espoirs, leurs besoins et leurs joies, leurs souffrances. Il s'agit donc d'une présence gratuite dans laquelle nous recevons tout par la prière. Ce désir de vivre avec les habitants de ce lieu nous amène à apprendre leur langue, à connaître leur patrimoine culturel et à tirer le meilleur parti des ressources matérielles à notre disposition en fonction de nos possibilités.

-Comment est la vie au monastère ?

La vie au monastère est structurée en trois domaines d'activités : d'abord, l'office divin et l'eucharistie quotidienne, ainsi que des temps de prière individuelle ; ensuite, la lecture des textes sacrés pendant les temps de repos ; enfin, les travaux que chaque religieux s'est vu attribuer selon ses aptitudes : administration, relations avec les fournisseurs et les autorités publiques, liturgie, accueil des visiteurs et des retraitants, comptabilité, etc. Nous consacrons huit heures par jour à chacune de ces trois activités.

-Depuis combien de temps es-tu un moine ?

Je suis entré à l'abbaye de Notre Dame de Timadeuc (Bretagne, France) en 1957. J'ai fait ma profession solennelle le 20 août 1960, en la solennité de saint Bernard.

Je m'étais senti appelé à la vie monastique pendant mon noviciat chez les Pères Maristes en 1948. Cet appel intime s'est poursuivi pendant mes études de philosophie et de théologie au séminaire des Pères Maristes à Lyon, et aussi plus tard, pendant les quatre années où j'ai exercé mon ministère d'éducateur au centre vocationnel pour les jeunes aspirants au sacerdoce de l'Université de Lyon. Saint Brieucen Bretagne. C'est alors que, en accord avec mes supérieurs, j'ai pris la décision d'entrer à l'abbaye de Timadeuc. Lorsque j'y suis arrivé, en octobre 1957, je l'ai fait avec l'intention de passer le reste de ma vie avec les frères en participant à la vie communautaire, qui est, selon la règle bénédictine suivie par l'ordre cistercien, une "école du service divin". Il n'avait donc pas d'autre prétention que d'apprendre à aimer Dieu. Je ne pouvais pas du tout imaginer que la providence divine avait d'autres voies pour moi. Comme le dit le proverbe, "l'homme propose et Dieu dispose".

-Quand es-tu arrivé au monastère de Tibhirine ?

C'était le 19 septembre 1964. Je faisais partie d'un groupe de trois religieux désignés par la communauté de Timadeuc pour répondre à une demande urgente du cardinal Duval, archevêque d'Alger, de maintenir le petit monastère de Tibhirine, qui était sur le point de fermer. L'archevêque a souhaité que, malgré le départ massif des Européens et des chrétiens à la fin de la guerre d'Algérie en 1962, l'Église reste sur place, tout en offrant un nouveau visage : celui d'une Église au service de tous les Algériens, quelle que soit leur religion. Le monastère, selon la pensée du cardinal, doit avoir son propre espace. J'ai aimé la direction que prendrait alors ma vie : tout en conservant son caractère monastique, elle prenait le visage d'une présence chrétienne au milieu de la communauté musulmane. Il fallait découvrir, dans l'esprit du Concile Vatican II, la forme de présence la plus adaptée.

Le petit groupe de Timadeuc n'était pas seul. Un groupe de quatre moines envoyés par le monastère d'Aiguebelle (Rhône) nous a rejoints. Puis deux autres moines sont arrivés de l'abbaye de Citeaux (Bourgogne), dont le Père Etienne Roche, qui est devenu notre premier prieur. À notre arrivée, nous avons rencontré trois moines de l'ancienne communauté établie là. Parmi eux, le père Amédée. Ainsi commença l'aventure de Tibhirine, ou plutôt, "recommença", mais avec un nouveau visage. C'est une aventure qui a duré 32 ans, de 1964 à 1996.

-Quelle était la vie au monastère de Tibhirine ?

Le rythme de la routine quotidienne était tel que je l'ai expliqué précédemment. Il y avait aussi une relation particulière avec les voisins du petit village de Tibhirine : un processus d'inculturation était nécessaire, pour se découvrir mutuellement avec nos différences de langue, de culture, de religion et de nationalité. Nous avons réussi à être acceptés en tant que moines chrétiens grâce à des activités communes, comme le travail dans le jardin ou les soins médicaux aux pauvres et aux malades dans la clinique de Frère Luc à l'intérieur du monastère. Il y avait aussi la maison de retraite, la prière monastique pour les religieux et les prêtres, à laquelle participaient aussi des laïcs, et, plus tard, les rencontres biannuelles avec des musulmans soufis. A travers toutes ces activités, nous nous sommes intéressés à la vie, aux préoccupations et aux joies des gens. En bref : comme le soulignait le Père Charles de Foucauld, le témoignage de l'Évangile se réalise davantage par notre manière d'être et de faire que par nos paroles.

Le terme "conversion" implique de se "convertir" soi-même, plutôt que d'essayer de convertir les autres. Le but de notre présence là-bas était de vivre pour les habitants de Tibhirine, de partager leurs expériences, de nourrir leur amitié, de marcher ensemble vers Dieu dans la fraternité, en respectant l'identité religieuse et culturelle de nos voisins et en nous identifiant à eux, en acceptant comme nôtre la diversité des religions ou des nationalités.

-Quand les problèmes ont-ils commencé ?

La situation est devenue difficile et dangereuse lorsque le gouvernement algérien a interrompu le processus électoral en réalisant que le Front islamique du salut (FIS) pouvait prendre le contrôle du pays. Le FIS prend alors le chemin des collines et commence la guérilla. Ce sont les années noires, entre 1993 et 1996.

-Pourquoi avez-vous décidé de rester à Tibhirine malgré le danger ?

Tout d'abord, il nous a semblé totalement erroné d'opter pour une solution qui consisterait à se retirer dans un endroit sans danger, comme nous le demandaient les autorités de l'ambassade de France en Algérie et le gouverneur de Médéa (la province à laquelle appartient Tibhirine), alors que la population locale, nos voisins, n'avait d'autre choix que de partir pour échapper à la violence. De plus, notre présence leur donnait de la sécurité.

La deuxième raison est liée à notre vocation. Nous avons été envoyés par le Seigneur pour assurer une présence chrétienne parmi les musulmans. Fuir sous prétexte de danger nous semblait être un grave manquement à la confiance dans le Seigneur : c'était douter qu'il nous ait vraiment envoyés.

Que s'est-il passé la nuit de l'enlèvement ?

L'enlèvement des moines a eu lieu dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 entre 1h00 et 1h30 du matin. Un groupe se réclamant du Groupe islamique armé (GIA) avait pénétré dans l'enceinte du monastère en sautant par-dessus le mur, puis avait accédé au bâtiment par la porte arrière menant du jardin au sous-sol. Ils ont d'abord arrêté le gardien du monastère, un jeune père de famille, et l'ont forcé à les conduire dans le bureau du prieur, puis dans la chambre du frère Luc, le médecin.

Le père Amédée regarda par le trou de la serrure de sa porte et vit dans la pièce surplombant sa cellule deux des ravisseurs qui s'agitaient. Ils n'ont pas essayé d'entrer dans la cellule, car ils ont vu que la porte était verrouillée. C'est ainsi qu'Amédée a échappé à l'enlèvement. Puis ils sont montés au premier étage et ont fait prisonniers les cinq moines qui y dormaient. Dans la maison d'hôtes, adjacente à cet étage, se trouvaient des invités qui étaient arrivés la nuit précédente. L'un d'eux, intrigué par les plaintes des parents, a voulu savoir ce qui se passait. Il quitte sa chambre et rencontre le gardien du monastère, qui l'avertit discrètement du danger et lui demande de partir. Pendant ce temps, les ravisseurs ont fait sortir les moines de leurs chambres, mais n'ont pas pénétré dans la zone où se trouvaient les invités.

Moi, qui étais le portier, j'ai dormi dans la loge du portier du monastère. Les assaillants, conduits par le gardien directement au premier étage, n'ont pas essayé d'entrer dans la loge du portier et, dès qu'ils ont mis la main sur les sept moines, ils ont quitté les lieux, pensant avoir attrapé toute la communauté. Le père Amédée et moi étions toujours là, mais ils ne savaient pas que nous étions là. Pour la même raison, nous n'avons pas non plus été témoins de la façon dont nos frères ont été sortis du bâtiment. Ils l'ont probablement fait par la porte arrière du cloître.

Peu après avoir quitté sa cellule, le père Amédée a d'abord constaté la disparition du frère Luc et du père Christian, notre prieur. Puis il est monté au premier étage et a vu que les autres moines avaient également disparu. De retour au rez-de-chaussée, il m'a appelé - j'étais encore dans la loge du gardien - pour me raconter ce qui s'était passé. "Savez-vous ce qui s'est passé ?"il a dit ; "Nos frères ont été enlevés. Nous sommes seuls..

Le Pape embrasse les mains deJean-Pierre Schumacher lors d'une réunion à la cathédrale de Rabat en mars 2019. (Photo CNS/Vatican Media)

Qu'ont-ils fait ensuite ?

Le père Amédée, deux prêtres séjournant à l'auberge et moi-même avons décidé de prier les vêpres. Puis, lorsque le couvre-feu a été levé au lever du soleil, nous avons envoyé tous nos invités à Alger. Je me suis ensuite rendu avec le père Thierry Becker - l'un de nos invités - à Draâ-Esmar pour signaler les événements aux militaires chargés de la sécurité locale, puis à Médeá pour prévenir la gendarmerie. Nous n'avons pas réussi à les prévenir d'abord par téléphone, car toutes les lignes avaient été détruites par les ravisseurs. Sur le chemin du retour au monastère, nous avons rencontré un groupe de la sécurité militaire qui a interrogé le garde et le père Amédée. Le père Amédée, le père Thierry Becker et moi-même avons ensuite été contraints de passer la nuit dans un hôtel du village.

Enfin, nous avons été transférés à la maison diocésaine d'Alger. Nous avons prié le Seigneur pour nos confrères, afin qu'Il leur donne suffisamment de force et d'union avec Lui pour qu'ils puissent rester fidèles à leur vocation, quoi qu'il arrive. Le 27 mai, nous avons été informés de son décès par le biais d'une cassette du GIA adressée au gouvernement français. Nous avons l'intime certitude qu'ils ont donné leur vie comme une offrande parfaite au Seigneur, comme le stipule le testament du Père Christian.

Qu'avez-vous ressenti, vous et le père Amédée, lorsque vous vous êtes retrouvés seuls après l'enlèvement ?

Nous avons été choqués, même si nous savions que, dans ce contexte de violence, un tel événement pouvait se produire à tout moment. Nous ne voulions pas mourir en martyrs. Notre vocation restait de rester parmi les musulmans et parmi nos amis algériens, pour le meilleur et pour le pire.

-Pourquoi pensez-vous que Dieu ne vous a pas appelé au martyre, comme les autres moines ?

C'est évidemment un de ses secrets... La vie de chaque religieux est consacrée au Seigneur selon sa profession religieuse. Chacun d'entre nous doit se poser cette question, et trouver la réponse que l'Esprit lui suggère. Ce n'était pas le moment d'y penser. Nous devions nous mettre au travail pour faire face à la nouvelle situation : autant que possible, ne pas baisser la garde face à ce qui était arrivé à nos frères, et nous demander ce que le Seigneur voulait de nous pour l'avenir.

-Que pensez-vous des terroristes qui ont assassiné les moines ?

Nous ne savons toujours pas qui a tué les moines et pourquoi. Les enquêtes n'ont pas encore fourni de données définitives. Cependant, je pense que la réponse exacte à votre question devrait être basée sur la volonté du Père Christian : "Et à toi aussi, ami du dernier moment, qui ne saura pas ce que tu fais, oui, car je veux aussi te dire ce merci et ce "a-dieu" sur le visage duquel je te contemple. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver, larrons remplis de joie, au paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père, notre Père à tous deux. Amen.".

-Quel est l'intérêt de mourir en martyr aujourd'hui ?

Il me semble que le martyre n'est pas quelque chose qui peut être recherché comme un projet de vie que l'on s'offre. Être un martyr signifie être un témoin. Ce terme est souvent utilisé pour désigner celui qui reste fidèle au Seigneur, qui ne craint pas et n'hésite pas à subir des affronts très douloureux, voire à exposer sa vie si nécessaire. Le martyre est quelque chose qui se produit sans être choisi pour soi-même, mais dans lequel nous nous engageons librement par loyauté. Cela nécessite la grâce de Dieu.

Avez-vous le mal du pays de Tibhirine ?

Je continue à témoigner mon amour et mes meilleurs vœux à mes amis de Tibhirine. Je reste en contact avec eux par téléphone et par courriel. Quoi qu'il en soit, je pense qu'un sentiment de nostalgie n'est pas approprié ; il est inutile et malsain. Nous devons être corps et âme là où le Seigneur veut que nous soyons. S'il est vrai que, dès le début, lorsque nous avons commencé au Maroc, nous avons envisagé avec espoir la possibilité de nous réinstaller en Algérie dès que les circonstances le permettront.

L'auteurMiguel Pérez Pichel

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