La théologie du 20ème siècle

La France, terre de mission ? L'impact d'une proposition (1943)

En pleine Seconde Guerre mondiale et alors que la France est occupée, deux aumôniers de la Jeunesse ouvrière catholique, encouragés par le cardinal Suhard, amènent beaucoup de monde à réfléchir à l'évangélisation des bidonvilles.

Juan Luis Lorda-17 septembre 2021-Temps de lecture : 7 minutes
Emmanuel Suhard (1874-1949) est une figure majeure du catholicisme français du XXe siècle.

Lors de la Première Guerre mondiale, les séminaristes français ont été contraints d'effectuer leur service militaire et ont ainsi appris, d'un seul coup, à connaître la réalité en dehors des paroisses. Les compagnons d'armes plus âgés étaient encore chrétiens, mais la plupart de leur groupe d'âge ne savait rien. La génération suivante ne pouvait qu'être païenne, surtout dans les bidonvilles prolétariens, remplis de personnes déracinées et, en général, très méfiantes à l'égard de la bourgeoisie et de l'Église.

Le catholicisme français a promu et soutenu de grandes missions aux 18ème et 19ème siècles dans de nombreux pays d'Afrique et d'Asie (Vietnam, Cambodge), avec le Société des Missions ÉtrangèresLe protectorat français sur les sujets chrétiens de l'Empire ottoman est établi par François Ier, et la république laïque se poursuit. 

Il était clair que le travail missionnaire était également nécessaire en France. Immédiatement, le partenariat a été étendu Jeunes travailleurs catholiques (JOC, 1923) et sa branche féminine (JOCF, 1924), fondée en Belgique par Joseph Cardijn deux ans plus tôt (1921). Il s'agissait d'un apostolat spécialisé visant à rassembler des groupes de jeunes travailleurs et à les former, auquel se consacraient quelques prêtres choisis. 

Le cardinal Suhard, archevêque de Paris (1935-1949) s'associera à cet effort d'évangélisation avec les Mission de la France (1941) et le Mission à Paris (1943), et le livre La France, terre de mission ? (1943), de deux aumôniers de la JOC.

Cardinal Suhard

Emmanuel Suhard (1874-1949) est une figure majeure du catholicisme français du XXe siècle. D'origine très modeste, il s'est distingué par ses capacités. Il a fait ses études à Rome, avec le futur Pie XII comme compagnon (et il a eu de meilleures notes). Après de nombreuses années d'enseignement au séminaire de Laval (1899-1928) et après avoir refusé une fois, il est nommé évêque de Petit Bayeux et de Lisieux (1928), puis de Reims (1930) et cardinal (1935). Peut-être a-t-il été influencé par le fait qu'il était opposé à la mélangé de la politique et du catholicisme de L'Action Françaisequi avait été condamné par Pie XI en 1926 au grand scandale de nombreux catholiques traditionnels et de plusieurs évêques. 

Le 9 mai 1940, le cardinal Verdier de Paris meurt, et le 10, les Allemands envahissent la France. Le Saint-Siège nomme immédiatement Suhard archevêque de Paris. C'était un mauvais départ. Dès le début, il est arrêté et le palais de l'archevêque est saisi. Il serait bientôt libéré, c'était un avertissement. Suhard avait déjà condamné le régime nazi, tout comme Verdier lui-même. Et pendant toute la période d'occupation, il a tenu bon avec dignité et a protesté énergiquement contre les abus. Il a également dû vivre avec le régime de Pétain et s'en distancier, auquel de nombreux catholiques et évêques plus traditionnels avaient adhéré, cherchant à se libérer de tant de contradictions. 

Loin d'être bloqué, il pensait que la véritable solution à tant de maux était l'évangélisation. Plus urgent que jamais en France, avec tant de blessures du passé révolutionnaire, tant de diocèses dévastés, tant de secteurs aliénés ou opposés à la foi. Et maintenant humilié par la défaite et l'occupation. Le 24 juillet 1941, il a convoqué l'assemblée des cardinaux et des archevêques et leur a présenté le projet de l'Union européenne. Mission française, qui devait servir à la fois à répartir le clergé entre les diocèses qui en avaient le plus et ceux qui en avaient le moins, et à atteindre ceux qui n'avaient pas été atteints ou qui avaient été perdus. Un séminaire a été créé à Lisieux et a commencé, jusqu'à aujourd'hui. 

Puis il y avait son immense diocèse, Paris. Le soir du lundi de Pâques 1943, son secrétaire lui transmet un document d'une cinquantaine de pages. Il s'agissait d'un rapport bien documenté de deux aumôniers de la JOC, Henri Godin et Yvan Daniel, sur la manière d'évangéliser le secteur populaire et ouvrier. Il l'a lu le soir. Il les a appelés, leur a demandé de le préparer pour la publication. Et, aussitôt, il lance la Mission de Paris (1-VII-1943), destinée à évangéliser les quartiers populaires. Il a cherché des prêtres et des laïcs, et a consacré certaines églises, qui ont cessé d'être des paroisses. 

Les auteurs et le livre

Henri Godin (1906-1944) a fourni les idées, un style agile et de nombreux témoignages qui constituent une lecture puissante. Yvan Daniel (1906-1986) aurait été responsable des données et de l'analyse sociologique. 

Godin n'a pas voulu occuper de poste au sein de la nouvelle Mission, préférant rester à la base. Il a cherché d'autres candidats. Il meurt quelques mois plus tard (16 janvier 1944) dans un accident domestique : pendant la nuit, une cuisinière a brûlé son matelas et les fumées l'ont empoisonné. L'assistance massive à ses funérailles a témoigné du merveilleux travail qu'il avait accompli dans les milieux ouvriers. Yvan Daniel reste à la Mission de Paris et publie plusieurs essais et mémoires. 

Le livre a été publié le 11-XI-1943, et 140 000 exemplaires ont été vendus jusqu'à la veille du Concile Vatican II. Elle a impressionné Jean XXIII (nonce en France de 1944 à 1953) et Jean-Paul II qui, alors qu'ils étudiaient à Rome, se sont rendus à Paris pour connaître cet apostolat. Le livre est préfacé par Guerin, Consiliaire Général de la JOC en France et à l'époque arrêté par la Gestapo. Il a été republié par Karthala (Paris 2014), avec une large préface de Jean Pierre Guérend, biographe du cardinal Suhard, et d'autres ajouts. C'est l'édition que nous citons. 

Approche générale 

Ils commencent par faire la distinction entre trois types d'actions : 

-traditionnels où la foi régit la culture et la vie, même si elle ne pénètre pas en profondeur et ne convertit pas les comportements personnels ;

-des zones déchristianisées, avec une faible pratique et un christianisme de grandes occasions (fêtes, mariages et funérailles) ; bien que cela puisse paraître peu, c'est très différent d'un paganisme ;

-païens, comme certaines zones rurales profondément déchristianisées et, surtout, le prolétariat, la nouvelle classe urbaine déracinée, formée depuis le milieu du XIXe siècle dans les grandes villes industrielles.

La sécularisation croissante avait conduit les chrétiens les plus pratiquants à se concentrer dans les paroisses et à se séparer du reste : écoles chrétiennes, réunions chrétiennes et relations chrétiennes. Mais l'atmosphère d'une paroisse parisienne normale, au ton bourgeois, n'est ni attrayante ni confortable pour des ouvriers, dont la langue et les coutumes sont différentes. Il n'était pas non plus possible de mélanger les jeunes de ces paroisses avec des jeunes d'un autre milieu, avec une autre langue et d'autres coutumes. Les parents ont protesté. Les auteurs multiplient les exemples d'initiatives qui n'ont réussi qu'à extraire quelques personnes et familles du milieu ouvrier et à les intégrer avec difficulté dans les paroisses existantes. Mais ils ont ainsi cessé d'appartenir à leur milieu et ne peuvent plus être un ferment pour cette "masse" déracinée. Mais les pauvres sont les préférés du Seigneur et doivent être évangélisés. Comment y parvenir ?

Il est nécessaire de réfléchir à ce qu'est une mission chrétienne, et à ce qu'elle peut être lorsqu'elle se déroule dans ces quartiers. 

La mission

Une mission " C'est le renouvellement du geste du Christ qui s'incarne et vient sur terre pour nous sauver. C'est l'annonce de la Bonne Nouvelle à ceux qui ne la connaissent pas". (p. 90). " Le vrai missionnaire va construire une église. Il ne va pas augmenter la communauté chrétienne à laquelle il appartenait, il ne va pas créer une branche". (p. 93). 

Nous devons nous rappeler un fait sociologique et ecclésial : bien que la conversion soit individuelle, la mission vise à créer et à établir des "églises", des communautés, dont les chrétiens ont besoin pour respirer en tant que chrétiens, car l'être humain (et le chrétien) est profondément social. 

"Le but ultime d'une mission ne peut être que la rechristianisation des masses : milieux et individus. La masse des individus grâce à l'influence de l'environnement, l'environnement grâce à quelques individus d'élite avec l'aide de toutes sortes d'institutions". (p. 244).  

 "La première chose est le la prédication directe de l'Évangile. C'est le propre d'un prêtre chrétien [...]. Le deuxième moyen est l'influence personnelle. Dans le prêtre, il est appelé adressedans l'éducateur, éducationdans le partenaire, influence" (p. 245). 

" Nous pensons qu'une grande partie de l'élite prolétaire, avec la grâce qui vient sur elle, peut être gagnée par la prédication, comme au temps de saint Paul. Les gens ont des problèmes religieux et, bien qu'ils reprochent beaucoup de choses à l'Église, ils veulent savoir 'ce que pensent les prêtres'". (p. 250). Mais "un prêtre dirigeant deux cents personnes est terriblement surchargé". (p. 245).

Création de communautés chrétiennes

Une petite communauté chrétienne doit être formée, car elle soutient la foi et, par sa présence même, pose la question religieuse aux autres. "Nous voudrions insister sur ce point concernant la fondation des communautés chrétiennes dans les pays de l'UE. tous les communautés naturelles, car il nous semble que c'est la clé pour tout le problème des missions urbaines. Il nous semble prouvé que 80 % des habitants de la ville ne peuvent pratiquer l'Évangile que dans et par ces communautés. Ils ne peuvent même pas vivre une vie humaine si elle n'est pas en communauté". (p. 253). Et ils citent à l'appui Gustave Thibon (Retour au monde réel, 1943). 

L'une des principales causes de la déchristianisation a été précisément la dislocation massive des populations de leurs communautés rurales d'origine, provoquée par la crise de la société paysanne traditionnelle et le développement de l'industrialisation urbaine. En même temps, ils ont perdu leur insertion dans la société et dans l'Église. Il faut les aider à créer des communautés. Beaucoup ont déjà créé des communautés de voisins, d'emplois, de loisirs. Il s'agit de leur tendre la main. Ces communautés sont également le terrain naturel de développement et d'influence des chrétiens, qui ne quittent donc pas leur environnement. Cela doit aller de pair avec un travail indispensable de l'opinion publique chrétienne dans ce milieu. 

Avec les normes des autres missions

Il est utile de se rappeler comment d'autres peuples ont été évangélisés. Inspirés par ce que Pie XI a dit aux missionnaires, ils insistent sur le fait qu'il s'agit de leur transmettre l'Évangile et rien de plus : "Nous ne devons pas exiger comme condition de leur incorporation au christianisme que les païens s'européanisent, nous ne devons pas leur demander plus qu'ils ne peuvent donner. Nous devons être patients et savoir recommencer aussi souvent que nécessaire". (p. 159). Parfois, il faudra attendre la deuxième ou la troisième génération. Les bidonvilles ne sont pas plus faciles à convertir que les vieux villages. 

En outre, "L'homme de notre temps est malade, malade au plus profond de sa nature. Pour prétendre que premièrement ils doivent être guéris afin de puis les convertir au christianisme nous semble une méthode quelque peu semi-pélagienne. Ils ne seront guéris (du moins l'homme moyen) que par le christianisme, et être guéri permettra au christianisme de développer tous ses effets". (pp. 175-176). "Nous insistons sur le fait que le christianisme de nos convertis n'est pas toujours complet. Il est encore trop humain, trop imprégné de l'enthousiasme des débuts. Néanmoins, les preuves de l'action de la grâce sont encore reconnaissables. Ce n'est pas le christianisme des fidèles, c'est le christianisme d'un catéchumène, un grain merveilleux qui promet une récolte, mais ce n'est qu'un grain". (p. 176).

Conclusion

Dans la conclusion, ils critiquent l'individualisme contre-nature et la domination de l'argent dans la vie moderne. Mais vous ne pouvez pas attendre pour évangéliser que les choses s'améliorent. Les premiers chrétiens ont également évangélisé les esclaves. 

"Nous ne nous faisons pas d'illusions. Le but ultime n'est pas de convertir le prolétariat, mais de le supprimer, mais c'est la tâche de toute la Cité. Nous n'essayons pas seulement d'amener les masses au Christ, mais de faire en sorte qu'elles cessent d'être des masses non formées". (268).

Et ensuite ?

Cette mission a suscité une vague de générosité authentiquement chrétienne, notamment chez de nombreux prêtres et jeunes. De nombreux prêtres sont partis avec les déportés français dans les camps de travail forcé en Allemagne pour les accompagner. D'autres ont formé des communautés dans les quartiers ouvriers. 

L'influence intense du communisme, à partir de la fin des années 1940, avec son mysticisme fou, sa propagande et sa manipulation flagrante des institutions, a désorienté de nombreuses aspirations chrétiennes, les détournant vers des options purement politiques et révolutionnaires. Comme un symbole, en 1969, la JOC prend un virage vers la lutte des classes, intégrant Che Guevara et Mao comme modèles. Cela a tout déformé et détourné. 

Tout ce qui reste, c'est le témoignage de tant de personnes qui se sont sacrifiées pour faire le bien. Et, au lendemain de l'ouragan communiste, les mêmes inspirations saines du début. Le prolétariat, comme le souhaitaient les auteurs, a disparu avec le progrès (et non avec le communisme), même si la marginalisation demeure. L'évangélisation est plus nécessaire aujourd'hui qu'hier, mais pas pour les bidonvilles, mais pour la société dans son ensemble. Nous devons aller vers eux, comme l'a dit le cardinal Suhard à l'époque, et comme le répète le pape François aujourd'hui.

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