Une grande partie du siècle dernier a été consacrée par les canonistes à tenter de justifier la légitimité de leur tâche. Nombreux étaient ceux qui considéraient que le droit canon s'opposait aux enseignements de l'Évangile, à l'Église voulue par Jésus et guidée par le Saint-Esprit. En fin de compte, elle a été considérée comme une expression éminente de la mondanité dans laquelle elle était tombée. Sa disparition a été présentée comme une condition préalable à la réalisation d'un renouvellement profond de l'Église.
Le doute qui persiste
Il est vrai qu'au fur et à mesure que les enseignements du Concile Vatican II ont été accueillis plus sereinement et, surtout, après la promulgation du nouveau Code en 1983, les objections ont diminué et le droit canonique a semblé acquérir une nouvelle citoyenneté et une certaine légitimité. En outre, de nombreux canonistes éminents ont réfléchi aux fondements de leur science et ont offert une vision beaucoup plus profonde et argumentée du rôle du droit canonique dans l'histoire du droit canonique. essentiel dans la vie de l'Église.
Cependant, ni le nouveau Code ni la contribution des canonistes n'ont définitivement dissipé le doute. Le contraste entre la loi et la miséricorde, la rigidité et la souplesse, sont des manières légitimes d'expliquer la nouveauté de l'Évangile et un choc fort pour l'Église de savoir être toujours au service de l'homme, de tout homme. Mais ce n'est que familièrement que l'on peut dire que le droit canonique est le défenseur du droit et de la rigidité, dans le sens des oppositions mentionnées. En effet, si l'on se tourne vers les classiques, le droit apparaît comme ce qui appartient à tous, ce qui est dû à tous dans la justice ; et si l'on se tourne vers les grands événements qui ont façonné notre culture dans sa version la plus récente, le droit apparaît comme ce qui garantit l'égalité de tous les hommes et les protège des excès des puissants. On peut dire la même chose de son rôle dans l'Église, mais pas seulement.
En 2017, plusieurs commémorations historiques ont coïncidé, nous permettant de réfléchir à certains aspects du rôle que joue le droit canonique dans la communauté ecclésiale. A la lumière de celles-ci, on espère pouvoir dissiper, au moins en partie, les doutes sur sa légitimité et son utilité, ainsi que faire la lumière sur le sens des derniers changements introduits par le pape François dans la discipline ecclésiale. Comme on le voit, il s'agit, une fois de plus, de recourir à l'histoire en tant que magistra vitae.
Deux épisodes pertinents du 16ème siècle
2017 marque le 500e anniversaire à la fois de la mort du cardinal Cisneros et du début de la réforme de Martin Luther. Les deux événements parlent de la réforme de l'Église, bien qu'avec des accents profondément différents. Dans les deux cas, le rôle du droit canonique était pertinent et illustratif pour comprendre sa fonction dans la communauté ecclésiale et son fondement.
a) Cisneros, paradigme de la réforme espagnole
Le cardinal Cisneros (1436-1517) est l'un des grands réformateurs de l'Église en Espagne et l'un de ceux qui ont rendu possible l'importante contribution de notre pays au Concile de Trente. Franciscain observateur, il avait également compris, de manière vitale, que toute réforme consistait fondamentalement en un retour aux origines ; origines qui, avec le temps, étaient en fait déformées, défigurant ainsi le visage de l'Église. Dans cette voie, Cisneros et le reste des réformateurs espagnols ont vu dans le droit canonique une double fonction et, en même temps, une limite.
La première fonction est gnoséologique, puisque le charisme originel, au moins dans les ordres religieux, s'incarne dans la règle primitive. C'est à cela que nous devons revenir. Indirectement, on suppose que la loi n'a pas dénaturalisé les charismes, mais les a préservés et consolidés contre le passage du temps.
Le second est d'ordre disciplinaire. On peut dire que la loi incarne l'existence dans l'Église d'un système de protection de la vie privée. potestasElle est dotée de moyens suffisants pour la préserver de toute déviation de ce qu'elle comprend comme étant un don reçu de l'Esprit, et pour corriger le tir lorsque de telles déviations se sont produites. Le droit canonique n'apparaît donc pas comme contraire à l'œuvre de l'Esprit, mais comme un instrument destiné à protéger et, si nécessaire, à revenir à ce dessein divin. Ce pouvoir, entre les mains de pasteurs légitimement constitués (le Pape et les évêques), doit être exercé comme une partie essentielle de la mission qu'ils ont reçue du Christ.
La limite vient de la prise de conscience de l'inefficacité des lois lorsqu'il n'y a pas de personnes qui veulent les appliquer et les vivre, et ne peut être surmontée que par une formation adéquate ; des pasteurs, avant tout. La fondation de l'Université d'Alcalá - non spécialisée en droit - est significative du génie de la réforme espagnole, fondée sur la formation des personnes plutôt que sur la promulgation de lois ou la création d'institutions : un défi et une leçon permanents, pour que le droit canonique puisse réellement jouer son rôle.
b) Martin Luther et sa "parabole" en droit canonique
Si pour Cisneros le droit canonique était une source de connaissance de la direction que devait prendre la réforme et un instrument (bien que limité) pour y parvenir, pour Luther (1483-1546) c'était le contraire.
De même que le début de la Réforme protestante est lié à un événement d'une puissance visuelle considérable (l'affichage des 95 thèses sur la porte de l'église du château de Wittenberg), son évaluation du droit canonique est marquée par un autre événement d'une puissance non moindre : le bûcher de l'Église catholique de Wittenberg. corpus iuris canonici 10 décembre 1520. Le droit canonique était considéré comme un instrument du pape, à savoir celui avec lequel il tenait en échec les libertés des églises et des chrétiens, ainsi que l'évangile lui-même : "Si leurs lois et leurs rites ne sont pas abolis, et leurs libertés restituées aux Églises du Christ et répandues parmi elles, ils seront coupables de toutes les âmes qui périssent sous cette misérable captivité, et la papauté est véritablement le royaume de Babylone et du véritable Antéchrist."qu'il viendrait affirmer. L'abolition initiale de toute discipline canonique a cependant conduit les communautés réformées au chaos organisationnel et au désordre dans les questions de fond, ce qui a également affecté la moralité publique. Ainsi, certaines dispositions essentielles pour assurer l'ordre dans les nouvelles communautés ont rapidement commencé à être "sauvées" des livres brûlés. Luther lui-même a soutenu avec enthousiasme ces tentatives : "Il y a beaucoup de choses dans le Decretum de Gratien... qui sont d'une valeur exceptionnelle... car on peut y percevoir l'état de l'Église telle qu'elle était dans l'Antiquité, à ses origines".. La réflexion de Luther sur le droit canon trace ainsi une parabole, de son rejet absolu à la reconnaissance d'une double utilité : comme source de connaissance de l'Antiquité et comme discipline garante de l'ordre.
Cette reconnaissance n'est pas de l'ordre du potestas qui serait à son origine. En cela, Luther restera ferme, confiant la législation ecclésiastique aux autorités temporelles : sa réforme ne peut donc être considérée comme " vraie " (pour reprendre la terminologie de Congar), puisqu'elle rompt en fait la communion. Cependant, en ce qui concerne le fondement du droit canonique, les réformateurs protestants rejoignent et diffusent une conviction toujours présente dans la tradition canonique, à savoir l'existence en droit canonique de dispositions qui ne découlent pas de l'autorité pontificale mais de la loi divine, à laquelle même le pape doit être soumis. Ces dispositions divines ont été reprises par les réformateurs qui, comme les catholiques, les considéraient comme contraignantes non seulement pour l'Église, mais aussi pour le droit civil. Ainsi, le nouveau droit moderne, qui commençait à émerger dans ces années-là, recevrait comme fondement ultime un droit naturel dont la source de transmission avait été le droit canonique.
Les leçons des cent dernières années
Si le but du droit canonique, tel qu'il est perçu au XVIe siècle, est de préserver la réalité originelle, de la ramener à la réalité originelle et de garantir l'ordre ecclésial, sachant qu'il est fondé sur l'autorité même de Dieu et sur le pouvoir qu'Il a confié aux pasteurs de l'Église, la question permanente est la suivante . comment pour s'assurer qu'il respecte en fait cette fonction. Tant la commémoration du premier centenaire de la première codification canonique que les réformes successives qui ont marqué le 20e siècle et jusqu'à présent le 21e siècle ont apporté un éclairage sur la question.
a) Une loi connaissable et applicable : le code de 1917
Le concile Vatican I (1869-1870) fut l'occasion pour de nombreux évêques de demander au pape de réaliser une œuvre de synthèse du droit canonique alors en vigueur, car il était presque impossible à appliquer, compte tenu de la dispersion des lois en recueils de différentes natures et de leur accumulation sans que les plus récentes abrogent nécessairement les plus anciennes.
Cette suggestion a été mise en œuvre par le pape saint Pie X (1903-1914), qui a commencé et pratiquement achevé le travail de préparation du premier Code de droit canonique, promulgué il y a cent ans par son successeur le pape Benoît XV. Il s'agissait de l'adaptation à la doctrine et aux besoins de l'Eglise d'une technique qui avait pratiquement conquis le droit continental, et qui était d'autant plus nécessaire que, contrairement aux codes séculiers, le code canonique acceptait la supériorité du droit divin, s'interprétait à la lumière de la tradition antérieure, et réglait la vie de ses membres en tenant compte des différences que la réception du sacrement de l'Ordre ou la profession religieuse introduisent dans le domaine des droits et des devoirs au sein de la communauté ecclésiale. Ainsi, la technique de codification n'a pas été adoptée sans un discernement approprié de ce qui pourrait être incompatible avec la spécificité du droit de l'Église.
La commémoration de son premier centenaire nous a permis de réfléchir aux avantages et aux inconvénients que cette décision a eus pour le droit canonique et son service spécifique à l'Église. Ce qui m'intéresse ici, c'est de souligner deux avantages, qui ont été à l'origine même de la décision de codifier le droit ecclésiastique : le droit canonique est devenu dès lors un droit facilement connaissable et applicable ; deux caractéristiques essentielles d'une réalité à finalité éminemment pratique (réaliser ce que l'on veut...). est à laquelle il faut être).
b) Le droit de l'Église : le Concile Vatican II et le Code de 1983
La spécificité du droit canonique par rapport à tout autre ordre juridique est liée à la particularité de la société ecclésiale. Il s'agit d'une conviction permanente qui se vérifie dans l'étroite relation entre la conception que l'Église a d'elle-même (exprimée dans l'ecclésiologie et de manière autoritaire dans les expressions magistérielles de nature ecclésiologique) et le droit canonique à chaque époque historique.
Il est compréhensible que la célébration du Concile Vatican II (1962-1965), avec son profond renouvellement ecclésiologique, ait postulé un renouvellement tout aussi profond du droit canonique. Le bienheureux Paul VI est allé jusqu'à parler d'une novus habitus mentiscomme une condition préalable nécessaire à la transposition du renouveau conciliaire dans la loi. Saint Jean-Paul II a qualifié le résultat de cet effort - le Code de 1983 - de traduction au langage juridique de l'enseignement du Concile sur l'Église, qui se manifeste tant dans le nouveau système que dans le libellé et le contenu des canons. Le caractère juridique (dû) des grands biens spécifiquement ecclésiaux, comme la Parole de Dieu, les sacrements et la communion ecclésiale elle-même, est ainsi exprimé avec une grande clarté, et des éléments de nature plus "pratique", comme les processus ou les sanctions, sont ordonnés à la protection et à la garantie de ces biens.
De cette façon, le nouveau Code met en évidence une autre des conditions indispensables pour que le droit canonique remplisse sa mission : il doit aussi être profondément ecclésial, enraciné dans son mystère ; sinon, il ne serait pas un vrai droit, mais une structure mortifère.
c) Une loi efficace : les réformes du pape François
Trente-cinq ans se sont écoulés depuis la promulgation du Code de 1983. Ce temps est largement suffisant pour vérifier si une autre des caractéristiques essentielles du droit a été remplie : son efficacité, qui est le propre de toute science pratique, appelée à transformer la réalité.
Il semble incontestable que, outre l'importance de la synodalité en tant que catégorie d'inspiration (cf. ce qui a été dit en Mot, novembre 2016), les réformes du pape François vont également dans le sens d'un droit canonique plus efficace. Il me semble, en effet, que c'est l'une des priorités de la réforme des processus de déclaration de nullité du mariage, mais aussi de l'adaptation de certains canons du code latin à ceux des Églises orientales (cf. De concordia inter Codices, 31-V-2016) et, enfin, la récente modification des compétences du Saint-Siège en matière de traductions liturgiques (cf. M.p. Magnum principium, 3-IX-2017).
Avec toutes ces réformes, et avec la réforme du droit pénal annoncée depuis longtemps, des modifications sont apportées au Code de 1983, afin de lui permettre de remplir son objectif de protection des grands biens ecclésiastiques et, surtout, de contribuer plus efficacement à sa mission ultime, qui n'est autre que le salut des âmes, de chaque âme.
Récapitulatif
Le droit canonique, qui, aux yeux des non-spécialistes, peut encore apparaître comme suspect, voire étranger à la nature de l'Église et comme un obstacle à sa mission, apparaît de manière totalement différente lorsqu'il est considéré à la lumière des enseignements de l'histoire, même s'ils sont aussi partiels que ceux offerts par l'heureuse coïncidence de commémorations significatives.
Bien sûr, le cas de Luther met même en évidence son absolu nécessité pratique. Mais elle indique aussi ses fondements ultimes au-delà d'un pouvoir terrestre et sa dépendance étroite à l'égard d'un droit divin qui doit être garanti et jamais violé. La réforme espagnole, dont Cisneros peut être considéré comme un paradigme, révèle sa valeur pour connaître le moment originel et pour maintenir l'Église fidèle à ce moment (ou l'y ramener). De même, l'existence, par la volonté du Christ, d'une potestas le droit ecclésiastique, qui permet de maintenir la communauté ecclésiale dans un état de renouvellement. Enfin, les expériences du siècle dernier et d'aujourd'hui illustrent les caractéristiques fondamentales que le droit canonique doit avoir pour remplir sa mission : son enracinement dans le mystère de l'Église, sa connaissabilité et son applicabilité et, enfin, son efficacité.
Elle apparaît donc comme une dimension constitutive de l'Église dans son parcours historique et un instrument indispensable pour qu'elle puisse accomplir sa mission. On comprend ainsi la valeur permanente de l'intuition des réformateurs espagnols : la nécessité de pasteurs érudits, dotés d'un profond sens de la justice et de l'équité, qui savent préserver de manière adéquate les grands biens dont Dieu a doté son Église pour le salut des âmes.
Université ecclésiastique San Dámaso (Madrid) - [email protected]