Pour analyser le rapport entre la philosophie et la théologie, un intéressant débat qui a eu lieu en 1931 à la Sorbonne entre les membres de la Société française de philosophie est d'un grand intérêt.
Tout a commencé par une visite d'Étienne Gilson à son ami Xavier Léon, président de la Société française de philosophie et directeur de l'Institut d'études politiques de Paris. Revue de métaphysique et de morale. Il y rencontre Léon Brunschvicg, également professeur à la Sorbonne et célèbre éditeur de Pascal. En rapport avec un article que Brunschvicg avait écrit dans le journal, ils ont discuté de l'importance philosophique de St Augustin et de St Thomas. Une conversation animée s'ensuit. En outre, la revue avait récemment reçu un article d'Émile Bréhier portant précisément sur le même sujet : Il existe une philosophie chrétienne (Y a-t-il une philosophie chrétienne ?).
Emile Bréhier était un historien de la philosophie bien connu. Il écrivait une histoire monumentale et soutenait que les auteurs chrétiens médiévaux faisaient de la théologie mais pas de la philosophie : " Durant ces cinq premiers siècles de notre ère, il n'y a pas de philosophie chrétienne proprement dite, qui suppose un tableau de valeurs intellectuelles nettement original et distinct de celui des penseurs païens [...]. Le christianisme à ses débuts n'est pas spéculatif, il est un effort d'entraide, à la fois spirituel et matériel [...]. Nous espérons donc montrer, dans ce chapitre et les suivants, que le développement de la pensée philosophique n'a pas été fortement influencé par l'avènement du christianisme, et, résumant notre pensée en un mot, qu'il n'y a pas de philosophie chrétienne.". C'était la même thèse défendue par de nombreux penseurs éclairés depuis le XVIIIe siècle : en philosophie, il faut aller directement de la pensée grecque classique à Descartes parce qu'au milieu, au Moyen Âge, il n'y a que la théologie.
Différentes conceptions de la "philosophie chrétienne".
Dans l'histoire, de nombreuses choses différentes ont été appelées "philosophie chrétienne". Dans un sens très général, le christianisme antique a été présenté comme une "philosophie" (Saint Justin, par exemple) parce qu'il s'agit d'une sagesse sur la façon de vivre de l'homme. En ce sens, on peut également parler de "philosophie bouddhiste" ou, en général, de la "philosophie de vie" de chacun. Dans l'histoire chrétienne, la pensée de saint Augustin dans son ensemble a également été appelée "philosophie chrétienne", et la pensée philosophique des chrétiens en général peut également être appelée "philosophie chrétienne". Mais si nous utilisons le terme "philosophie" d'une manière plus académique, le christianisme n'est pas une philosophie, mais un message religieux, une révélation.
Il est important de faire la distinction entre ces deux domaines. La philosophie est fondée sur la raison, elle est justifiée par des arguments rationnels. Par conséquent, lorsque nous avons recours à la foi ou au message chrétien pour affirmer une vérité, nous ne sommes pas dans le domaine de la philosophie, mais dans celui de la théologie. La philosophie n'est que ce qui est fait avec une justification rationnelle. C'est une question de principe et de méthode. Sur ce point, ils étaient tous d'accord.
Ils ont décidé que le sujet était intéressant pour la prochaine session de la Société française de philosophie. Ils ont convenu qu'Étienne Gilson présenterait une communication sur l'existence ou non, à proprement parler, d'une "philosophie chrétienne". Le débat a eu lieu le 21 mars 1931. Un schéma a été envoyé à tous au préalable.
Outre Étienne Gilson, Jacques Maritain et Émile Bréhier ont pris part au débat. Et des lettres intéressantes ont été reçues du philosophe chrétien Maurice Blondel et de l'historien de la philosophie Jacques Chevalier, également auteur du fameux Histoire de la pensée (Histoire de la Pensée). Le débat a été publié par la revue et est toujours lu avec grand plaisir. Le professeur Antonio Livi, spécialiste de l'œuvre de Gilson, lui a accordé une grande attention. Au demeurant, l'élégance exemplaire du débat et le respect et la délicatesse avec lesquels chacun traite les autres sont frappants. Ils étaient amis et partageaient le même intérêt pour la philosophie, même s'ils avaient des opinions très différentes.
Intervention de Gilson
Gilson distingue trois objections et la position des Augustins. " On ne peut éviter que la philosophie du chrétien soit purement rationnelle, car autrement elle ne serait pas une philosophie ; mais à partir du moment où ce philosophe est aussi chrétien, l'exercice de sa raison sera celui de la raison du chrétien ; ce qui n'implique pas une raison différente de celle des philosophes non chrétiens, mais une raison opérant dans des conditions différentes. [...] Il est vrai que sa raison est celle d'un sujet qui possède quelque chose de " non rationnel " (la foi religieuse) ; mais où est le philosophe " pur " [...], l'homme dont la raison n'est pas accompagnée d'un élément non rationnel tel que la foi ? "..
"Ce qui caractérise le chrétien, c'est la conviction de la fécondité rationnelle de sa foi, et que cette fécondité est inépuisable. Et c'est, en fait, la vraie signification de la creo ut intelligam de Saint Augustin et le fides quaerens intellectum de saint Anselme : effort du chrétien pour déduire la connaissance rationnelle de sa foi en la Révélation. C'est pourquoi de telles formules constituent la véritable définition de la philosophie chrétienne".
Les auteurs médiévaux savaient distinguer la philosophie de la théologie, et leur philosophie était fondée sur des arguments rationnels. Il semble à Gilson que le nom de "philosophie chrétienne" peut être trompeur, mais il peut aussi être utilisé pour montrer l'influence réelle que la révélation chrétienne a eu sur les grands thèmes de la philosophie occidentale.
Gilson a ensuite effectué de nombreuses recherches pour démontrer cela dans une série de conférences (Conférences Gifford1931-1932) compilé dans son grand livre L'esprit de la philosophie médiévale (1932), qui est un classique de la pensée chrétienne.
L'intervention de Maritain
Maritain est d'accord avec Gilson et établit une distinction entre la nature et l'état de la philosophie : "Il est nécessaire de distinguer le nature de la philosophie, ce qu'est la philosophie en elle-même, et la état dans lequel il se trouve en fait, historiquement dans le sujet humain, qui se réfère à ses conditions d'existence et d'exercice en termes concrets. [...] Ainsi, le nom de "chrétienne" appliqué à une philosophie ne se réfère pas à ce qui la constitue dans sa nature ou dans son essence de philosophie ; si elle est fidèle à cette nature, elle ne dépend pas de la foi chrétienne quant à l'objet, ni quant aux principes et à la méthode".. Peu après, lors d'une conférence à Louvain (1931), il développe la question et la publie sous forme de livre, De la philosophie chrétienne. Leur distinction est exposée dans Fides et ratio.
Interventions de Bréhier et Brunschvicg
Émile Bréhier reprend la thèse rationaliste selon laquelle il n'y a proprement pas de philosophie mais de la théologie, tout en admettant qu'il existe d'autres manières de comprendre la question.
Brunschvicg avait une position similaire, et tendait à réduire l'importance de la contribution chrétienne. Pour lui, la nouveauté du christianisme consiste principalement dans son élan mystique. De nombreux concepts chrétiens proviennent soit de formes permanentes de religiosité humaine, soit ont été empruntés à la philosophie grecque.
Lettre du Chevalier
La lettre de Jacques Chevalier, lui-même grand historien de la philosophie, est relativement brève et substantiellement en accord avec Gilson. A la question de savoir si le christianisme a joué un rôle observable dans la constitution de certaines philosophies ou, en d'autres termes, s'il existe des systèmes philosophiques purement rationnels dans leurs principes et leurs méthodes, dont l'existence ne peut s'expliquer sans référence à la religion chrétienne, "répondre oui sans hésitation".. Bien que "la preuve de cette affirmation nécessiterait une enquête minutieuse et approfondie"..
Chevalier illustre cela avec l'exemple de la création ex nihilo (en partant de rien). Il est "une notion sans doute d'origine judéo-chrétienne qui a joué un rôle majeur dans la constitution de la philosophie moderne ou, si l'on veut, de certaines de ces philosophies". Il n'y a rien de tel dans les mythes orientaux ou dans la philosophie grecque. Le démiurge platonicien organise, mais ne crée pas ; chez Aristote, la matière est aussi co-éternelle que la forme, et elles sont soumises à une "génération circulaire" ; et Plotin, qui connaît la notion chrétienne de création, la rejette, car, pour lui, le monde ne peut procéder directement de l'Un.
C'est une idée judéo-chrétienne. Et lorsque la philosophie l'a reçue, elle a pu développer une nouvelle idée de la causalité : la causalité propre à la cause première est une causalité absolue. "Je pense qu'il n'est pas exagéré d'affirmer que tant cette notion de causalité véritable, qui découle de la notion judéo-chrétienne de création, que la notion corrélative de personnalité, sont à la base de toute la science moderne et de toute la philosophie moderne. C'est, bien sûr, le fondement de la science et de la philosophie de Descartes, qui fonde tout, aussi bien le réel que la connaissance [...], sur une création continue qui, à son tour, est l'expression de la volonté souveraine, indépendante et immuable du Créateur "..
Lettre de Blondel
Blondel a sa propre idée des rapports entre la philosophie et la théologie. Il croit que la révélation chrétienne a une portée universelle, qui touche tout et tout le monde. Au fond, elle n'est pas atteignable par la raison, mais elle apporte la solution à de nombreux problèmes que la raison se pose à elle-même. C'est pourquoi un philosophe chrétien, qui connaît les réponses, doit être capable de créer une philosophie qui pose les questions à juste titre et avec toute sa force. La foi lui sert d'inspiration, de guide et de purification. Elle l'aide à ne pas se contenter de la philosophie, à en reconnaître les limites et donc à s'ouvrir à la transcendance, à bien poser les grandes questions humaines et à se préparer aux réponses qui viennent de Dieu.
Le propre d'une philosophie chrétienne est précisément de montrer les limites, d'ouvrir les voies et de soulever les questions qui mènent à la foi. En ce sens, la philosophie que les chrétiens doivent faire devient une apologétique, une véritable préparation à la foi. Mais en respectant les deux sphères.
Lorsqu'il parle de "philosophie chrétienne", Gilson pense aux contenus que la foi a fait naître dans l'histoire de la philosophie. Blondel pensait plutôt à une manière de procéder, à un stimulus pour préparer les esprits à s'ouvrir à la vérité chrétienne. C'est une autre façon de comprendre la "philosophie chrétienne" qui est également légitime.
Développement ultérieur
Le débat a suscité un grand intérêt pour mieux établir comment la pensée chrétienne avait influencé la philosophie. Le livre le plus important est bien sûr celui de Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale. Mais de nombreux autres auteurs ont apporté des contributions très intéressantes. Entre autres, Régis Jolivet a écrit un essai intelligent sur les relations entre la pensée grecque et la pensée chrétienne (1931) ; Sertillanges, un livre important sur l'influence de l'idée de création. Et Tresmontant, son bel essai sur la pensée hébraïque. Par ailleurs, une journée d'étude de Juvisy (organisée par les Maritains) est également consacrée à la "philosophie chrétienne" (1933), avec la participation d'Edith Stein.
Une phrase de Heidegger, dite en passant dans le premier chapitre de sa Introduction à la métaphysique: "une philosophie chrétienne est équivalente à un 'fer à repasser en bois'". [ein hölzernes Eisen] [ein hölzernes Eisen]. et un malentendu".. Et il explique : " Certes, il y a une élaboration intellectuelle et interrogative du monde vécu comme chrétien, c'est-à-dire de la foi. Mais c'est de la théologie".. Heidegger trouve que c'est un malentendu de parler de "philosophie chrétienne" parce qu'il distingue la méthode de chaque connaissance, mais cela a été défendu par tous et, comme nous l'avons vu, des nuances ont été apportées dans le débat qui ne l'ont probablement pas atteint.
Conclusion
Gabriel Marcel le dit très bien dans sa conférence sur Le mystère de l'être: "Il est tout à fait possible que l'existence des données fondamentales chrétiennes soit nécessaire en fait pour permettre à l'esprit de concevoir certaines des notions [...] : mais on ne peut pas dire que ces notions soient sous la dépendance de la révélation chrétienne. Il n'est pas supposé".