Il n'apparaît pas encore dans les histoires de la théologie du 20ème siècle. Mais on ne peut pas défendre avec saint Anselme que la théologie est la foi qui cherche l'intelligence de ce que l'on croit, et refuser le titre de théologien à C.S. Lewisl'un des auteurs qui ont fait réfléchir sur la foi des millions de personnes au 20e siècle, parmi lesquelles de grands philosophes, des théologiens et les derniers papes.
C.S. Lewis est une figure chrétienne de stature universelle. Ce n'est pas une exagération. Les ventes de ses livres, qui se chiffrent toujours en millions, l'ampleur croissante de sa bibliographie, également académique, et sa présence constante dans les témoignages publiés de centaines de convertis, surtout dans le monde anglo-saxon, le confirment. Ce contraste est d'autant plus frappant lorsqu'on le compare à la chute vertigineuse, au cours des 50 dernières années, de toutes les statistiques ecclésiastiques en Occident : la pratique religieuse, le nombre de vocations et, bien sûr, les ventes de livres théologiques.
Une foi qui cherche à comprendre
Nous pouvons ou non vouloir le voir, mais il s'agit d'un phénomène théologique. Si nous voulons continuer à répéter honnêtement la phrase de saint Anselme fides quaerens intellectumLewis doit occuper une place privilégiée dans la théologie du 20e siècle. D'ailleurs, la phrase de saint Anselme le concerne très directement, car il s'est attaché à comprendre et à faire comprendre la foi, et à lui donner un sens pour les hommes et les femmes du vingtième siècle.
Il est courant, dans les milieux académiques, de rejeter cette littérature en la qualifiant d'"apologétique" ou de "vulgarisation", par opposition à d'autres publications plus savantes, généralement consacrées à des recherches historiques particulières. Mais le paradoxe est qu'en réalité, cette littérature est plus authentiquement théologique et répond beaucoup plus précisément à l'expression de saint Anselme.
Saint Grégoire de Nysse est un grand théologien du IVe siècle, qui mérite d'être étudié. Mais étudier la Trinité ou l'Incarnation chez saint Grégoire de Nysse en pratique ne requiert pas de foi. Il suffit de résumer intelligemment une quantité déjà considérable de littérature secondaire, comme le font avec compétence la plupart des chercheurs. En revanche, rendre plausible la doctrine de la Trinité ou de l'Incarnation au milieu du vingtième siècle, après deux guerres mondiales et au milieu d'un flot de philosophies, exige de la foi. Et cela demande beaucoup de réflexion.
Un théologien laïc
C.S. Lewis était un universitaire et il savait ce qu'il écrivait, même si ce n'était pas sous une forme académique, et il était exposé au jugement peu charitable de ses collègues. Il prenait cela très au sérieux. C.S. Lewis était une personne dotée d'une très grande capacité critique, qui n'acceptait pas facilement n'importe quelle idée ou n'importe quel goût. Au début du moins, il était quelque peu mal à l'aise lorsqu'il s'agissait d'entrer dans des domaines où des spécialistes plus autorisés pouvaient s'accorder, et il s'en excusait souvent. Il ne révèle pas non plus ses sources, bien que nous en connaissions certaines, car il s'est efforcé de se documenter.
Mais la force de sa réflexion ne réside pas dans l'accumulation exhaustive de la documentation sur chaque sujet, mais dans son effort pour l'aborder et le résoudre de la manière la plus intelligente et la plus percutante possible. Il y a une recherche critique de l'efficacité.
Apprendre à traduire pour apprendre à penser
Divulguer, c'est dire de manière simple ce que d'autres ont dit plus en profondeur et plus longuement. C'est une réduction et une perte. Mais ce n'est pas ce que fait Lewis. Son travail est un gain en termes de pensée. En effet, il traduit de manière pertinente et significative des doctrines que d'autres retiennent en les répétant, mais qui sont fanées, effilochées et incompréhensibles, car elles se sont éloignées des sources où elles sont nées. Elles étaient destinées à éclairer, mais sont devenues des constructions routinières de mots que l'on répète sans réflexion approfondie.
Dans le cadre des discussions sur L'apologétique chrétienne (19445), recueillie dans L'éternel non déguisédit-il : "Notre tâche est d'exposer l'éternel (le même hier, aujourd'hui et demain) dans le langage de notre temps".; et aussi : "Nous devons apprendre et maîtriser la langue de notre public.. Il signale un grand nombre de mots chrétiens dont le sens est incompréhensible ou profondément altéré et se termine : "En conclusion, je dois dire que vous devez traduire chaque parcelle de votre théologie dans la langue vulgaire. [...] C'est aussi une grande aide pour votre propre pensée. J'ai acquis la conviction que si vous ne pouvez pas traduire vos idées dans la langue inculte, c'est qu'elles sont confuses. La capacité à les traduire est la preuve que vous avez réellement compris le sens que vous leur donnez vous-même. La traduction d'un passage d'un ouvrage théologique en langue vulgaire devrait être un exercice obligatoire lors de l'examen précédant l'ordination"..
Captivés par la joie (1955)
Le voyage de conversion de Lewis, raconté par lui dans Captivé par la joie (Surpris par la joie), il illustre deux points majeurs, qui pourraient être considérés comme des clés de la théologie du 20e siècle, bien qu'ils semblent relever davantage de son intuition personnelle que de ses lectures.
Le premier est le grand thème de la "joie", qui traverse tout le livre. Les premières expériences de transcendance, avec une composante esthétique, éveillent dans son esprit l'impression du merveilleux, ressenti de manière éphémère, et le laissent avec une nostalgie (La sécurité) qui devient le moteur d'une recherche d'authenticité et de vérité. Parallèlement, au-dessus de lui, un rationalisme et un scepticisme croissants, associés à un athéisme consolidé, lui font vivre le monde comme une absurdité.
Cette expérience peut être analysée dans la perspective qui préside aujourd'hui au catéchisme de l'Église catholique : chaque personne porte en elle un appel à Dieu, parce que nous sommes faits pour Lui. Cette idée est explicite dans le Confessions de Saint Augustin ("Tu nous as créés, Seigneur, pour toi..."), mais au 20e siècle, la théologie a pris très fortement conscience qu'elle est la clé de l'apologétique chrétienne (Blondel) et de toute la présentation du christianisme, le point de rencontre entre le naturel et le surnaturel (De Lubac) et un thème majeur de l'anthropologie chrétienne (Gaudium et spes).
L'autre découverte fascinante pour lui, qui a une formation et une sensibilité littéraires, est que le mystère du Christ est le "vrai mythe". Une découverte qu'il doit à une conversation avec ses collègues Tolkien et Dyson, et qui déclenche sa conversion. La figure de Jésus-Christ, parfaitement située dans l'histoire réelle, et ses actes, se révèlent également être des formes symboliques et expressives qui affectent l'ensemble de la réalité. La résurrection du Christ est la première de toutes les résurrections et le symbole le plus éminent de l'efficacité chrétienne qui réalise la résurrection du péché pour une vie nouvelle. Le thème du "mythe vrai" laisse entrevoir la centralité de la révélation chrétienne, mais aussi les réflexions et les aspirations qui apparaissent dans d'autres religions.
L'abolition de l'homme (1943)
Il est né en réaction à un "livre blanc", un plan d'éducation dans lequel toutes les valeurs étaient fondamentalement réduites à des sentiments subjectifs. Le livre de Lewis est devenu une défense efficace du statut naturel des choses et, en particulier, de ce que nous appelons la "loi naturelle", qui est illustrée dans ce livre par l'idée de "tao".
Le livre fait preuve d'une certaine sensibilité phénoménologique en reliant la saisie des valeurs à des attitudes qui ne sont pas feintes ou improvisées, mais des "réponses appropriées", tout à fait dans la ligne de von Hildebrand. C'est le cas de l'admiration pour la beauté, ou de l'obligation face au bien dû, ou du repentir face à la faute. Il ne s'agit pas de sentiments créés arbitrairement par le sujet, mais de la réponse appropriée à ce qui est saisi. Mais, comme d'habitude, Lewis ne révèle pratiquement aucune source.
A mon goût, ce livre a la vertu de montrer avec une grande efficacité ce que les grands livres consacrés à l'idée de loi naturelle ont échoué à faire avant et depuis. Car, au fond, il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que pour établir l'existence de quelque chose d'aussi proche de la conscience et d'une expérience aussi universelle que la loi naturelle est censée être, il faille écrire des livres aussi difficiles et épais. Lewis le fait mieux avec beaucoup moins d'appareil.
Le problème de la douleur (1940)
C'est en fait le livre qui l'a fait connaître en tant qu'apologiste chrétien, juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. D'après les entretiens radiophoniques, il s'agit d'une théodicée à part entière, à un moment tragique, avec toutes les séquelles de la douleur et du malheur en plus. Un moment inopportun pour l'épanouissement intellectuel, mais très propice à l'approfondissement. Mais il faut beaucoup de courage et des idées très claires pour entrer dans un contexte aussi dur.
Lewis entre honnêtement dans tout, dans le statut de la douleur physique et morale, dans sa relation avec le péché et avec Dieu. Le sujet prendra une tournure personnelle avec la mort de sa femme Joy, racontée de l'intérieur et comme au premier rang, en Une pitié sous observation. Le moins que l'on puisse dire de ces deux ouvrages est qu'ils sont devenus des classiques en la matière.
Le christianisme simple (1952)
Ce livre est également le résultat de plusieurs entretiens radiophoniques. Il s'agit en partie d'une extension du livre précédent, dans lequel la doctrine de Dieu, la rédemption du péché (dans la douleur) et la morale chrétienne sont examinées. Un aspect particulier et traditionnel de l'apologétique chrétienne, Les miraclesméritera un livre distinct et intelligent.
Lewis s'est attaché à montrer la réalité du péché et de la rédemption, car il s'est rendu compte qu'ils dépassent largement ce que les gens sont capables de comprendre et d'accepter. C'est l'une de ses clés théologiques.
Lors d'une conférence sur Dieu sur le banc qui est le titre d'un recueil d'articles, dit : "Le christianisme promettait de guérir ceux qui se savaient malades. [...] L'homme antique approchait Dieu (ou les dieux) comme l'accusé approche le juge. Pour l'homme moderne, les rôles sont inversés. Il est le juge et Dieu est sur le banc des accusés. L'homme moderne est un juge extraordinairement bienveillant : il est prêt à écouter Dieu [...] même dans l'acquittement de Dieu. Mais ce qui est important, c'est que l'homme est au tribunal et Dieu au banc des accusés"..
Ces livres trouvent un merveilleux complément dans le Lettres du diable à son neveuLe livre est un ouvrage brillant dans lequel sont révélées toutes les ruses de l'ennemi dans les luttes de la vie chrétienne et aussi de la conversion.
Allégories
En même temps, il faut situer le groupe des œuvres allégoriques qui sont, elles aussi, des manières de penser les grands thèmes chrétiens (Dieu, le péché et la rédemption) en changeant les contextes. De différentes manières, les Trilogie de la rançonle cycle de Chroniques de Narniaimmensément célèbre et fait l'objet de films, et les Grand divorce. De même Le retour du pèlerinsur le célèbre ouvrage protestant de Bunyan (Le progrès du pèlerin), où, à la fin, il revoit son itinéraire de conversion.
Et plus encore
Et nous n'avons pas commenté un livre aussi important que Les quatre amoursqui situe et distingue parfaitement la charité parmi tous les amours humains (camaraderie, amitié, amour conjugal). Et bien d'autres "écrits mineurs", comme les Lettres à Malcolmavec de nombreuses indications sur la prière ; et ses commentaires sur les psaumes. Outre son énorme correspondance, très intéressante et, dans l'ensemble, assez bien conservée, avec de grands amis et interlocuteurs chrétiens (McDonald, Allan Griffihts, Sœur Pénélope, Saint Jean de Calabre).
Parmi les nombreux ouvrages intéressants parus ces dernières années, Joseph Pearce a publié C. S. Lewis et l'Église catholique. Il y montre comment Lewis a évolué vers les positions plus catholiques de l'Église anglicane, qui incluaient la foi dans les sacrements (y compris la confession personnelle) et la doctrine du purgatoire comme purification souhaitée de l'âme (selon les mêmes principes que ceux exposés par Newman). Mais il conserva jusqu'à la fin un vestige protestant qu'il ne voulut ou ne put résoudre et qui se manifesta par son silence sur la Vierge Marie, sur l'infaillibilité papale et sur la bonté de la Réforme.