Cela fait 50 ans que l'encyclique Humanae Vitae a été publiée par le bienheureux Paul VI le 25 juillet 1968. Le Pape a traité de l'amour et de la sexualité dans le mariage, et a annoncé avec une vision prophétique les conséquences si l'amour conjugal était déformé en séparant les dimensions unitive et procréative.
Texte - Stéphane Seminckx, Bruxelles
Docteur en médecine de l'Université de Louvain et docteur en théologie morale de l'Université de la Sainte-Croix.
Nous rêvons tous d'un grand amour. Nous aspirons tous à l'idéal de fonder une famille unie (ou de répondre à l'appel de Dieu par le don total du célibat). Nous pensons tous que c'est la clé du bonheur. Mais, comme le dit le pape François dans Amoris laetitia, " le mot "amour", l'un des mots les plus utilisés, est souvent défiguré " (89). Beaucoup de gens parlent d'amour sans vraiment savoir ce que c'est. C'est pourquoi il est essentiel de se faire une idée réelle de l'amour, par l'expérience mais aussi par la prière et la réflexion.
L'encyclique Humanae Vitae, publiée en 1968 par le pape Paul VI, n'en disait pas moins lorsqu'elle affirmait, au point 9, qu'"il est de la plus haute importance de se faire une idée exacte de l'amour conjugal". Nous ne pouvons pas gâcher notre vie - ni hypothéquer l'avenir des personnes qui nous sont confiées - en nous trompant sur le véritable amour : "Se tromper en amour est la chose la plus terrible qui puisse arriver, c'est une perte éternelle, pour laquelle on n'est compensé ni dans le temps ni dans l'éternité" (Sören Kierkegaard).
Message actuel
C'est pourquoi, cinquante ans plus tard, le message d'Humanae Vitae est toujours d'actualité. Cette encyclique ne concerne pas simplement la contraception ; elle est surtout l'occasion d'affirmer de manière décisive la grandeur sublime de l'amour humain, image et ressemblance de l'Amour divin. Lors de sa parution, ce document a suscité une longue série de débats et de nombreuses tensions. De nombreux chrétiens étaient perplexes et incompris. Certains ont ensuite rompu avec l'Église, soit parce qu'ils ont explicitement rejeté son enseignement, soit parce qu'ils ont abandonné la pratique religieuse, soit parce qu'ils ont essayé de vivre leur foi en tournant le dos à l'Église.
Depuis lors, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Les esprits ont été calmés, souvent au prix de l'indifférence. Aujourd'hui, la question peut être examinée avec plus de sérénité et, à mon avis, nous avons le devoir de le faire : il en va de la cohérence de notre vocation humaine et chrétienne.
Le pape François nous y invite lorsqu'il parle de " redécouvrir le message de l'encyclique Humanae Vitae de Paul VI " (Amoris laetitia, 82 et 222). Saint Jean-Paul II avait déjà encouragé les théologiens à "... redécouvrir le message de Paul VI" (Amoris laetitia, 82 et 222).d'approfondir les raisons de cet enseignement [d'Humanae Vitae], ce qui est l'un des devoirs les plus urgents de toute personne engagée dans l'enseignement de l'éthique ou dans la pastorale de la famille. En effet, il ne suffit pas de proposer cet enseignement fidèlement et dans son intégralité, mais il faut aussi en montrer les raisons profondes." (Discours, 17-09-1983).
C'est d'autant plus nécessaire que l'idéologie du sexe libre, née dans les années 1960, ne semble pas avoir libéré la sexualité. Un nombre croissant de femmes en ont assez de la pilule et de ses nombreux effets secondaires sur leur corps et leur psychisme. Elles considèrent de plus en plus la contraception comme une imposition du monde masculin.
Contre-conception
Au niveau des relations internationales, le contrôle des naissances est devenu une arme aux mains des pays riches, qui l'imposent aux nations défavorisées en échange d'une aide économique. Dans le même temps, dans ces mêmes pays développés, profondément marqués par la mentalité contraceptive, la démographie connaît un déclin spectaculaire, ce qui pose d'immenses défis à l'Occident. Enfin, de nombreux moralistes estiment que le "langage contraceptif" fausse la communication entre les époux au point de favoriser une explosion du nombre de divorces.
Parallèlement à cette évolution, depuis 1968, de nombreux philosophes et théologiens ont travaillé à une meilleure compréhension de la doctrine d'Humanae Vitae. Par ailleurs, le magistère de Saint Jean-Paul II a apporté une contribution essentielle à cette réflexion, tout comme Benoît XVI et François.
Pourquoi des réactions aussi vives ?
La réception mitigée d'Humanae Vitae s'explique en partie par le contexte historique dans lequel l'encyclique est apparue. L'Église se trouvait alors au début de la période dite postconciliaire. La société civile vivait la révolte de Mai 68, et le monde vivait dans la psychose de la surpopulation.
Ce document était attendu depuis longtemps. Ses recommandations remettent en question les conclusions d'un groupe de spécialistes renommés (le groupe dit "majoritaire", qui s'est détaché du reste de la Commission pontificale sur les problèmes de la famille, de la naissance et de la population, créée par saint Jean XXIII en 1962), dont le rapport a été divulgué à de nombreux journaux en avril 1967.
Mais ce contexte n'explique pas tout. Ce sont avant tout les questions abordées par Humanae Vitae qui sont en jeu. Car il s'agit de questions fondamentales qui concernent tout le monde : l'amour humain, le sens de la sexualité, le sens de la liberté et de la moralité, le mariage.
Dans l'Église, la contraception est réprouvée depuis les premiers siècles du christianisme (dans l'encyclique Casti Connubii de 1930, Pie XI parle d'"une doctrine chrétienne transmise dès le début et jamais interrompue"). Cependant, jusqu'à la fin des années 1950, elle a toujours été identifiée - de manière plus ou moins confuse - à l'onanisme (coitus interruptus) ou aux moyens mécaniques qui empêchent le déroulement normal de l'acte sexuel (préservatifs, diaphragmes, etc.). Car les progestatifs, découverts en 1956, rendent les femmes infertiles sans interférer - du moins en apparence - dans le développement de l'acte sexuel. Vu de l'extérieur, un acte sexuel réalisé avec ou sans la pilule est exactement le même.
La question précise posée en 1968 était la suivante : la pilule mérite-t-elle d'être appelée "contraception" ? Pour un certain nombre de théologiens, la réponse était et reste négative, car la pilule ne perturbe pas l'acte conjugal dans son développement "naturel". De plus, ils voient dans la contraception hormonale une confirmation de la dignité de l'homme, qui est appelé à tirer parti des lois de la "nature" grâce à son intelligence. Mais que signifient "naturel" et "nature" quand on parle de la personne humaine ?
Qu'est-ce qui a changé depuis 1968 ?
Le bienheureux Paul VI a écrit une encyclique assez courte, dont le contenu est centré sur une sorte d'axiome, qui repose sur un fait simple : par sa nature, par la volonté du Créateur, l'acte conjugal possède une dimension unitive et une dimension procréative, qui ne peuvent être séparées. Comme tous les axiomes, celui-ci n'est pas soumis à la démonstration. Les arguments qui la soutiennent viendront plus tard, essentiellement sous le pontificat de Saint Jean Paul II.
On a souvent dit que Humanae Vitae était un document prophétique, en raison de son numéro 17, où le pape Paul VI annonce les conséquences possibles du rejet de la vision de l'amour proclamée par l'Église. Il est frappant de relire ce numéro 17 aujourd'hui : l'annonce de l'augmentation de l'infidélité conjugale, le déclin général de la moralité, la domination croissante des hommes sur les femmes, les pressions des pays riches sur les pays pauvres en termes de natalité... Tout cela s'est réalisé.
Prophétique
Mais Humanae Vitae est prophétique, à mon avis, surtout en raison de l'axiome que l'encyclique a placé comme fondement de toute sa réflexion : les dimensions unitive et procréative de l'acte conjugal ne peuvent être séparées sans dénaturer l'amour entre les époux. Ce principe avait déjà été évoqué par Pie XI, mais c'est Paul VI qui l'a placé à la base de sa vision de l'amour conjugal.
La pensée de Karol Wojtyla/Jean-Paul II a beaucoup fait pour expliquer et enrichir cette vision. Depuis 1960, avec son célèbre livre Amour et responsabilité, il a centré le débat sur la personne humaine et sa dignité, en particulier sur sa vocation à faire de lui-même un don désintéressé. La "loi du don" est pour le pape polonais tout le fondement de l'éthique du mariage, de son unité, de son indissolubilité, de l'exigence de fidélité et de la vérité nécessaire de tout acte conjugal.
Karol Wojtyla, en tant que père conciliaire, a contribué à la rédaction de la Constitution pastorale Gaudium et Spes, notamment à la partie traitant du mariage. Avec un groupe de théologiens polonais, il a envoyé un mémorandum sur la question du contrôle des naissances au pape Paul VI en février 1968, quelques mois avant la publication de l'encyclique.
Entre septembre 1979 et novembre 1984, date à laquelle il est devenu pape, il a consacré 129 catéchèses du mercredi à ce qu'on a appelé la "théologie du corps", un ensemble de "théologies du corps".des réflexions qui [...] sont destinées à constituer un large commentaire de la doctrine contenue [...] dans l'encyclique Humanae Vitae" (Saint Jean Paul II, Audience 28-02-1984).
Il a également pris l'initiative de nombreux documents qui traitent largement ou font des références importantes à la morale conjugale et à la défense de la vie : l'exhortation apostolique Familiaris Consortio (1981), l'instruction Donum Vitae (1987) sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation, le Catéchisme de l'Église catholique (1992), l'encyclique Veritatis splendor (1993) sur la morale fondamentale, la Lettre aux familles (1994), l'encyclique Evangelium Vitae (1995), etc.
La chasteté est la liberté
Ce magistère de Jean-Paul II a permis de clarifier un certain nombre de points essentiels dans le débat sur Humanae Vitae.
Tout d'abord, on peut souligner la notion de la personne comme un " tout unifié " (Familiaris Consortio, 11) : on ne peut pas comprendre la vision chrétienne du mariage avec une vision dualiste de l'homme, où l'esprit représenterait la personne tandis que le corps ne serait qu'un appendice, un " instrument " au service de l'esprit. Nous sommes un seul corps et le mariage est la vocation à donner le "tout unifié" que nous sommes, afin que se forme "une seule chair".
Nous pouvons ensuite indiquer la notion de chasteté, comprise comme l'intégration de la sexualité dans la personne, comme l'intégrité de la personne en vue de l'intégralité du don (Catéchisme de l'Église catholique, 2337) : l'acte conjugal n'est pas moralement bon simplement parce qu'il est conforme à certaines caractéristiques physiologiques de la femme ; il est bon quand il est vertueux, quand la raison ordonne la tendance sexuelle au service de l'amour. La chasteté est liberté, maîtrise de soi, maîtrise de sa propre personnalité en vue du don de soi, avec la richesse de ses dimensions physiologiques, psychologiques et affectives.
Le rôle de Veritatis Splendor
On ne saurait trop insister sur la contribution de l'encyclique Veritatis Splendor de saint Jean-Paul II, que Benoît XVI a considérée comme l'un des documents les plus importants du pape polonais.
Veritatis Splendor nous rappelle que la conscience n'est pas créatrice de la norme, ce qui conduirait à l'arbitraire et au subjectivisme, au postulat de l'"autonomie", qui prévaut aujourd'hui dans la plupart des débats bioéthiques, où le simple fait de désirer quelque chose suffit à le justifier. Veritatis Splendor nous rappelle que la conscience est un héraut, c'est-à-dire qu'elle proclame une loi, pleinement assumée, même si elle vient d'un Autre. La vraie liberté consiste à se diriger vers le bien pour lui-même, un bien que la conscience nous indique, de la même manière qu'une boussole indique le nord. La conscience est comme une participation libre et responsable à la vision divine du bien et du mal.
L'acte conjugal : le don total
La question de l'objet de l'acte est également fondamentale pour comprendre ce qu'est l'acte conjugal. Il ne s'agit pas d'un simple acte sexuel, car en ce sens, l'adultère et la fornication sont également des actes sexuels, tout comme l'acte sexuel contraceptif. Si la langue utilise des termes différents pour un acte apparemment identique, c'est parce que, d'un point de vue moral, un acte peut avoir une signification différente, un "objet" différent, et cet objet est le premier élément à prendre en compte pour juger de la bonté de cet acte.
L'acte conjugal est défini par la volonté de signifier, consommer ou célébrer le don total d'une personne à une autre. L'acte sexuel contraceptif est la négation de cette définition, car la personne, en ne donnant pas sa potentialité procréatrice, ne se donne pas entièrement. Ce point est essentiel pour comprendre la doctrine d'Humanae Vitae.
Et elle est, en outre, liée aux notions de nature humaine et de droit naturel, qui sont au cœur des grands débats philosophiques d'aujourd'hui. Beaucoup de nos contemporains rejettent l'idée même de "nature" au nom de l'autonomie et d'une certaine conception de la liberté. Jean-Paul II a parlé du rejet des "de la notion de ce qui nous constitue le plus profondément en tant qu'êtres humains, à savoir la notion de "nature humaine" en tant que "donnée réelle", et à sa place a été mis un "produit de la pensée" librement formé et librement modifiable selon les circonstances." (Mémoire et identité). La théorie du genre est une manifestation extrême de ce rejet.
Respecter la nature de l'homme
Benoît XVI s'est interrogé : pourquoi exiger le respect de la nature écologique et en même temps rejeter la nature profonde de l'homme ? La réponse : "L'importance de l'écologie aujourd'hui est indiscutable. Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre de manière cohérente. Cependant, je voudrais aborder sérieusement un point qui me semble avoir été oublié autant aujourd'hui qu'hier : il existe aussi une écologie humaine. L'homme aussi a une nature qu'il doit respecter et qu'il ne peut pas manipuler à sa guise. L'homme n'est pas seulement une liberté qu'il se crée. L'homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l'écoute, et quand il s'accepte tel qu'il est, et admet qu'il ne s'est pas créé lui-même. C'est ainsi, et seulement ainsi, que se réalise la véritable liberté humaine." (Discours au Bundestag, 22-9-11).
Nous sommes des créatures
La " vraie liberté humaine " est une liberté créée, reçue incarnée, finie, inscrite dans un être configuré par une nature, un projet, des tendances : " ... ".Ne tombons pas dans le péché de prétendre remplacer le Créateur. Nous sommes des créatures, nous ne sommes pas omnipotents. Ce qui est créé nous précède et doit être reçu comme un don." (Amoris laetitia, 56). Être libre ne consistera jamais à vouloir s'affranchir de notre nature, mais plutôt à assumer personnellement, consciemment et volontairement, les tendances qui y sont inscrites. Une liberté dirigée contre notre nature ".se réduirait à l'effort de se libérer" (Albert Chapelle).
Derrière cette objection, on peut entrevoir le questionnement sur notre origine. Le rejet de notre propre nature serait compréhensible si chacun d'entre nous était la conséquence d'un simple concours de circonstances, d'une collision aléatoire de molécules, d'une mutation ou d'un destin aveugle, car alors notre existence serait absurde, sans projet ni destin. Il y aurait des raisons de se révolter, de vouloir ignorer ou transformer cette nature, au lieu de la recevoir comme un don.
Mais la réalité est tout autre. A l'origine de notre vie, il y a un Amour créateur, celui d'un Dieu qui, de toute éternité, nous a conçus et fait naître à un moment donné de l'histoire humaine. Nous sommes un fruit de l'Amour, nous sommes un don de la surabondance de l'Amour infini d'un Dieu qui, pour ainsi dire, crée des êtres dans le seul but de déverser son Amour en eux. "En lui (le Christ), il (Dieu le Père) nous a choisis avant la création du monde pour être saints et irréprochables en sa présence, par amour" (Ep 1, 4).
Redécouvrir la liberté
Il s'agit de redécouvrir la vraie liberté. L'acte propre de la liberté est l'amour. Mais si, face à l'amour, le premier acte de notre liberté consiste à refuser le don de notre nature, à refuser ce que nous sommes, comment pouvons-nous posséder ce " je " que nous refusons d'assumer ? Et si nous ne nous possédons pas, comment pourrons-nous nous donner ? Et si nous sommes incapables de nous donner, où est l'amour conjugal ?
La conversion de l'intellect présuppose la conversion du cœur : pour apprendre à aimer, il faut accepter l'Amour. Certaines réactions à Humanae Vitae rappellent des passages de l'Évangile où le discours de Jésus sur l'amour se heurte à l'incompréhension des gens. Lorsque Jésus parle de l'indissolubilité du mariage, ses disciples réagissent durement : "Si telle est la condition de la relation de l'homme avec sa femme, il ne sert à rien de se marier" (Mt 19,10).
"Dieu nous met toujours en premier".
Dans ces deux passages de l'Évangile, Jésus parle du mariage indissoluble et du don de son Corps dans l'Eucharistie ; Humanae Vitae fait référence à l'intégrité du don dans l'alliance conjugale. Ces trois thèmes correspondent à des caractéristiques fondamentales de l'amour de l'alliance que Dieu nous révèle. Et cette révélation nous déconcerte. Il nous dépasse. Elle nous surprend même car, au-delà des exigences, notre myopie nous empêche parfois de voir les dons de Dieu.
Dieu nous a aimés en premier. Comme le dit le pape François, "Dieu nous place toujours en premier". Et cet amour donne la grâce de vivre le don de soi, la fidélité, l'ouverture généreuse à la vie ; il est miséricorde et donne la compréhension de Dieu, sa patience et son pardon face à nos faiblesses et nos erreurs. Le Christ seul apporte au défi de l'amour la réponse décisive de "l'amour de Dieu".l'espérance (qui) ne trompe pas, car l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné." (Rm 5, 5). n