Cent ans se sont écoulés depuis l'apparition de la Trois heures au musée du Pradoprobablement le livre le plus célèbre du philosophe espagnol Eugenio d'Ors. Comme d'habitude chez d'Ors, ce livre était d'abord un recueil de gloses, qui apparaissaient dans la section Les œuvres et les jours du journal Les nouvelles de Barcelone entre le 10 mai et le 13 août 1922.
Rafael Caro Raggio l'a publié en livre l'année suivante, en deuxième édition, et depuis, il a été réédité trente fois, ce qui donne une idée de son importance. En 1927, il a été traduit en français et, comme l'affirme Enric Jardí, biographe de d'Ors, "... il s'agit d'une œuvre d'une grande importance.la renommée de l'auteur a dépassé nos frontières avec la version française de son œuvre".
Le livre
Bien qu'à première vue il s'agisse d'un livre de critique d'art, il s'agit d'une de ces pirouettes typiques du penseur catalan qui, à partir d'une visite du musée, nous élève à une revue de l'histoire de l'art et, dans un saut encore plus grand, à une théorie de l'art, à une conception "éonique" de l'art, à une conception "éonique" de l'art." de l'art. Il nous fait passer de l'anecdote à la catégorie, et ce qui semble être un simple guide pour visiter le musée du Prado devient, presque sans s'en rendre compte, une formidable théorie esthétique.
Pour d'Ors, dans toute œuvre d'art sont présentes, dans des proportions différentes, deux valeurs de signe opposé : la valeur spatiale et la valeur expressive. La première tend à la "sculpturalisation"." de l'œuvre d'art, alourdit les œuvres ; la seconde les élève vers une " musification " de l'œuvre d'art." en les faisant voler. Si cette valeur expressive est une tendance à l'impulsion, à la signification pure, son contraire recherche l'équilibre, l'éternité.
Selon que l'une ou l'autre tendance prévaut dans une œuvre, nous nous trouverons devant une œuvre classique ou une œuvre baroque - au sens que d'Ors donne à ces mots : il ne s'agit pas de simples styles artistiques propres à un moment particulier de l'histoire, mais de constantes plus profondes, éternelles, qu'il appelle "éons"."Le baroque est un style baroque, qui se manifeste à travers toutes les époques et tous les styles ; il y a donc un baroque romantique, un baroque gothique, un baroque moderniste... -.
Une visite des peintures
D'Ors commence son tour de l'extrême classique, des tableaux où la corporéité triomphe de l'expressivité : Poussin, Claudio Lorena, Andrea del Sarto, Mantegna. Aux côtés de ces peintres "rationalistes"d'Ors place Raphaël, qui a introduit l'éternel féminin dans son art, ouvrant ainsi l'espace au lyrisme, au sentiment. Plus lyrique encore est le Corrège, que d'Ors qualifie de "....une antichambre du baroque"..
Cependant, à mi-chemin entre la peinture-sculpture et la peinture-musique se trouve Velázquez, la peinture-peinture, "...".comme un cristal sur le monde". Immédiatement avant le réalisme de Velázquez se trouvent les primitifs : Fra Angelico, Jan van Eyck, Rogier van der Weyden, Petrus Christus, Memling, Berruguete, Morales, Juan de Juanes et la deuxième génération de primitifs, Bosch, Patinir, Brueghel l'Ancien, qui passent de l'idéalisme classique au réalisme, c'est-à-dire qu'ils se rapprochent du romantisme, mais en sont encore très éloignés.
Du réalisme "équidistant" À partir de Vélasquez commence une ligne qui se poursuit à travers les maîtres espagnols -Zurbarán, Murillo, Ribera-, l'école vénitienne -Bellini, Giorgione, Palma, Titien, Tintoret, les Véronèse-, les peintres germaniques -quintaesenciados à Durero-, les Flamands -Rubens, van Dyck, Jordaens- et les Hollandais -Rembrandt, Vermeer-, tous déjà très proches du romantisme pur, de l'art des formes envolées.
À l'extrême de l'expressivité, du lyrisme, de la musicalité, dans le monde des formes volantes, il y a le romantisme de Goya, du Greco, ou l'impressionnisme.
Plus qu'une théorie de l'art
Ce schéma, que d'Ors illustre en s'arrêtant devant chaque tableau et en montrant la prévalence de telle ou telle valeur, se rattache à l'esthétique formaliste et, plus encore, aux racines classiques de l'esthétique - Baumgarten, Winckelmann et Lessing et leur débat sur le Laocoön, "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "...", "..." et "...".la querelle des anciens et des modernes".Les thèses de Kant ou de Schiller.
Le génie d'Eugenio d'Ors est de ne pas "théoriser"."Dans le pire sens du terme, il ne se limite pas non plus à la critique des œuvres d'art. Par son commentaire précis et acerbe, il élève le lecteur - et le visiteur du Prado - à une théorie esthétique qui, au-delà de sa validité ou de son erreur, élève l'esprit, enflamme la sensibilité et nous permet d'entrer dans la beauté de la création artistique.
Parmi les commentaires pénétrants d'Eugenio d'Ors, nous en sélectionnons un sur la Le Christ crucifié de Velázquez : "Il signifie dignité suprême. Précisément à cause de sa sobriété, de son humanité, de sa double absence admirable de beauté et de laideur physique. Ce corps n'est pas laid, comme chez le Greco. Il n'est pas non plus beau, comme chez Goya.
Il n'est ni un athlète, comme Michel-Ange, ni une larve, comme certains primitifs. Il est noble : c'est tout ce qu'il y a à dire. Il n'a pas de visage, que les cheveux cachent. Il n'a pas de sang pour arroser la compassion romantique. Il n'a pas de compagnie humaine pour faire des visions dans lesquelles les passions sont dépeintes. Pas de paysage, pas de ciel, pas de météores et de prodiges criards. C'était un homme juste ; il est mort. Et - suprême dignité - il est seul"..
Cent ans après sa publication originale, la lecture de Trois heures au musée du Prado continue à interpeller le lecteur et invite, bien sûr, à une nouvelle visite du musée, qui s'est tellement développé et amélioré au fil des ans. Nous devons nous laisser envahir par la beauté si soigneusement préservée dans ce merveilleux espace.