De la foi reçue dans la famille, à la migration forcée vers un pays étranger en tant que rejet du communisme, à l'apostolat aux périphéries du monde, avec un accent sur les migrants et les réfugiés, dont il s'occupe au Vatican depuis 2010, le cardinal Michael Czerny a une expérience complète dans les questions de "l'attention aux plus petits". Un moment particulier de sa vie est la récente création en tant que cardinal par le pape François, sans oublier sa contribution au synode des évêques sur l'Amazonie.
-Eminence, comment est née votre vocation sacerdotale et quand avez-vous décidé d'entrer dans la Compagnie de Jésus ?
Je commence par dire que j'ai reçu ma foi de ma famille, de l'école catholique, des communautés dans lesquelles j'ai grandi. Ancrée dans une bonne formation catholique, j'ai découvert au fil des ans que le Christ est le centre de ma vie, et je l'ai découvert dans des expériences, des témoins de la foi, des choix et dans ma propre vie de prière.
L'appel à entrer dans la Compagnie de Jésus m'est venu très tôt dans ma vie, alors que j'étais encore étudiant à l'université. Lycée Loyola à Montréal, et après avoir obtenu mon diplôme, j'ai rejoint les Jésuites dans ce qui s'appelait alors la province du Haut-Canada. J'ai ressenti fortement le désir de servir Dieu et mon prochain dans la communauté, d'utiliser les talents que Dieu m'a donnés, de vivre en liberté.
Depuis votre enfance, pour des raisons familiales, vous avez dû vivre dans différents pays, quittant votre pays natal, la Tchécoslovaquie (aujourd'hui la République tchèque). Vous sentez-vous un peu comme un migrant ?
Oui, je n'avais que deux ans quand nous avons dû quitter notre maison. Je me souviens du désir de vivre en liberté et du rejet du communisme qui en découlait. En tant que famille, nous avons été très reconnaissants au Canada pour son accueil. Nous avons toujours grandi en ayant conscience d'avoir dû quitter la Tchécoslovaquie et en ayant conscience d'avoir été aidés par une famille miséricordieuse. Quelques années plus tard, nos parents ont également accueilli d'autres personnes en difficulté, dont un réfugié de la révolution hongroise de 1956 qui a vécu avec nous pendant six mois. D'une manière ou d'une autre, nous sommes tous des migrants.
Pendant près de dix ans, vous avez travaillé au Kenya pour fonder l'African Jesuit AIDS Network. Quel souvenir gardez-vous de ces années ?
Je me souviens que, comme partout dans le monde, les Jésuites en Afrique ont cherché à marcher avec ceux qui sont le plus dans le besoin, en annonçant l'Évangile et en répondant aux injustices les plus urgentes, y compris le VIH (SIDA)... Tout cela à partir de la foi dans le Christ, avec d'autres.
Le travail de l'African Jesuit AIDS Network (AJAN) que j'ai commencé en 2002 se poursuit entre des mains très compétentes. Ils utilisent les mêmes bases et développent les compétences pour favoriser un sentiment d'autonomisation et de libération, une spiritualité de la compassion. Des personnes pleines de foi apportent la santé et la joie du Christ à ceux qui en ont le plus besoin. Je me souviens particulièrement du témoignage de vie de l'un d'entre eux : "J'étais comme mort, et ils m'ont aidé à me relever".
-Votre expérience vous a souvent amené à traiter des questions de justice sociale, y compris dans des fonctions au sein de la Curie romaine. Pensez-vous que la "prise de conscience" de ces questions est urgente pour l'Église et pour la société ?
Plus qu'une urgence, je crois que l'Église ne peut pas ne pas examiner et traiter les questions de justice sociale. Dieu entend le cri des pauvres et le cri de la terre, et répond en nous appelant à participer à sa réponse, avec créativité et discernement. Je fais miennes les paroles de sainte Thérèse d'Avila : "Vous êtes les yeux avec lesquels Dieu regarde ce monde avec compassion. Vos pieds sont ceux avec lesquels le Christ marche pour faire le bien. C'est avec vos mains que l'Esprit Saint bénit le monde entier".
-Ne risque-t-on pas de réduire l'Église à une ONG, dénaturant ainsi sa mission d'évangélisation ?
Il y a un risque d'être comme une ONG si nous nous efforçons de construire le Royaume, mais sans Jésus. Il est toujours bon de se rappeler que nous sommes des collaborateurs du Christ, guidés par le Saint-Esprit. Nous avons donc besoin d'une vie de prière qui nous permette d'écouter et de discerner la volonté de Dieu. La prière nous aide à maintenir l'équilibre. Nous courons aussi le risque de vouloir vivre un suivisme sans participation à la construction du Royaume, un christianisme qui cherche à être "pur" et qui devient ensuite muré et sans relation, sans "Royaume".
Les hommes et les femmes se sentent envoyés, en mission ; ils cherchent à écouter, à communiquer, à accompagner, toujours en relation, collaborant pour répondre de la meilleure façon possible. Le Seigneur nous donne les dons pour cela. Comme le dit le pape François : ce n'est que lorsque nous oublions cette mission, et que nous oublions la pauvreté et le zèle apostolique, que les organisations ecclésiastiques glissent lentement vers une ONG ou un club exclusif.
Beaucoup accusent le Pape de s'intéresser trop aux "derniers" avec une rhétorique politique (communiste ?) et de ne pas assez valoriser la doctrine. Qu'en pensez-vous ?
Se préoccuper des "petits", des plus petits, des plus faibles, est au cœur de l'Évangile. Jésus a non seulement parlé de la miséricorde, mais il a été la miséricorde incarnée. Lorsque nous irons à la rencontre des victimes, nous rencontrerons les auteurs et les structures du péché qui blessent et emportent la vie de tant de nos frères et sœurs. Si Jésus s'était enfermé dans le temple, personne ne se serait occupé de lui, mais Jésus ne s'est pas enfermé et ne s'est pas tu. Jésus dénonce l'injustice, tend la main aux exclus, mange avec les pécheurs, guérit les païens et appelle les autres à faire de même. Ses actions et sa vie en irritaient plus d'un, aussi ont-ils conspiré et cherché à le faire taire, jusqu'à le faire mourir sur une croix. Le pape François ne dit ou ne fait rien de nouveau, il ne fait que vivre l'Évangile. Ceux qui lisent ceci en termes idéologiques ont peut-être besoin de se rapprocher de l'Évangile.
-Que pensez-vous de la rhétorique qui voit les migrants et les réfugiés comme des menaces pour les États ?
Les migrants ne sont pas une menace, mais il n'est pas facile de le croire face à un bombardement d'informations qui déforment la vérité. Je peux dire beaucoup de choses positives sur les migrants, mais ce n'est pas suffisant. Nous sommes mis au défi de présenter la réalité de manière transparente, de laisser les faits nous communiquer directement la vérité. Pour cela, nous devons leur donner la parole : les laisser dialoguer avec les sociétés d'arrivée, de transit ou d'accueil. Cela nous aide à formuler un jugement juste, fondé sur le respect des autres et la compassion.
C'est l'une des missions de la section "Migrants et réfugiés" : ne pas seulement parler en bien des migrants, mais aussi provoquer une rencontre entre ceux qui arrivent et la société d'accueil. C'est le seul moyen de combattre la peur et de développer la solidarité.
-Il est indéniable que dans de nombreux endroits il y a une grande "confusion" sur les questions d'accueil ; et d'autre part, de nombreux innocents perdent la vie en traversant la Méditerranée. Y a-t-il une solution concrète à laquelle nous pouvons aspirer ?
Oui, bien sûr, mais il faut insister sur le pluriel : beaucoup de solutions concrètes. Attendre une solution unique, complète et parfaite revient à négliger le problème et à le laisser s'éterniser et s'aggraver. Dieu merci, il existe des missions de sauvetage inspirées par l'Évangile ou par des motivations humanistes qui aident de nombreuses personnes à sauver leur vie et à rejoindre le continent. Il existe des couloirs humanitaires. Il y a beaucoup de Méditerranéens - en Espagne, en France, en Italie, en Grèce - qui aident à sauver et à accueillir. Des pourparlers sont en cours pour que les États européens remplissent leurs obligations nationales et internationales. Et nous avons le Pacte mondial, adopté il y a un an par de très nombreux pays pour promouvoir et faciliter des migrations plus sûres, plus ordonnées et plus régulières, ce qui profite à la fois aux personnes qui migrent ou fuient et à celles qui les accueillent.
Ainsi, bien que les nouvelles qui font le plus de bruit soient celles qui sont publiées, il existe de très nombreux exemples d'accueil dans les paroisses, les écoles catholiques, les mouvements d'Église. Et elle ne se limite pas aux cas de foi, mais s'étend aux personnes de tous âges, de toutes confessions ; une expression de l'humanité fondamentale qui nous unifie.
-Sur vos armoiries épiscopales, outre la référence à la Compagnie de Jésus dont vous êtes issu, on voit un bateau au milieu de la mer avec une famille de quatre personnes, une référence claire à la question de l'immigration. Comment avez-vous pris cette décision, qui a suscité quelques critiques dans certains milieux ?
Oui, la partie supérieure de mes armoiries reproduit les armoiries des Jésuites, représentant le Saint Nom de Jésus, sa crucifixion et sa gloire. Il illumine tout, comme le soleil. La partie inférieure montre un bateau transportant une famille de quatre personnes. Pour moi, le message est simple : le bateau évoque un moyen courant utilisé par les personnes déplacées pour chercher une vie meilleure ailleurs. Mais la barque est aussi une image traditionnelle dans l'Église : la barque de Pierre, qui a reçu du Seigneur le mandat d'"accueillir l'étranger" (Matthieu 25, 35), quel que soit le lieu où se trouve l'Église. En outre, le bateau sert à rappeler les œuvres de miséricorde envers ceux qui sont exclus, oubliés ou négligés. Si nous continuons à regarder l'écusson, l'eau sous le bateau représente l'océan Atlantique que nous avons dû traverser avec ma famille lorsque nous avons émigré de la Tchécoslovaquie au Canada en 1948.
-Non content de cela, il a choisi comme croix pectorale celle réalisée à partir du bois d'un bateau utilisé par les migrants pour traverser la Méditerranée. Son message est très direct....
Chaque évêque ou cardinal porte visiblement la Croix de Jésus-Christ autour du cou et sur la poitrine, et il y a 20 siècles déjà, saint Paul qualifiait cela de "scandale" et de "folie". Ma croix pectorale nous rappelle les crucifiés de notre époque et soulève la question suivante : " Où est-ce que je vois Jésus crucifié aujourd'hui ? C'est un message de ma vie, de ma mission.
Avez-vous reçu des critiques pour avoir été créé cardinal (5 octobre) sans être encore évêque (ordonné la veille) ?
Je n'ai pas entendu de critique à ce sujet. Au contraire, j'ai entendu la surprise positive de certains : la prise de conscience que dans notre Église de presque 20 siècles, le pape a pour la première fois appelé un prêtre de moins de 80 ans à servir comme cardinal. Dieu et le Pape savent ce qu'ils ont vu en nous, les 13 nommés le 1er septembre, mais il ne nous appartient pas de spéculer, mais d'aider le Saint-Père dans sa mission. Dans la lettre qu'il nous a adressée, le pape a expliqué ce que signifie réellement cette nomination : "L'Église vous demande une nouvelle manière de servir... un appel à un sacrifice personnel plus intense et à un témoignage de vie cohérent".
Pour votre part, comment avez-vous accueilli la décision du Saint-Père de vous appeler comme son collaborateur direct, vous élevant à la dignité de Cardinal ?
Le 1er septembre, je me trouvais dans la banlieue de São Paulo, au Brésil, pour participer à une réunion des mouvements populaires d'Amérique latine qui préparaient une contribution au Synode sur l'Amazonie. Encore une fois, dans sa lettre aux nouveaux cardinaux, le Pape explique très bien ce qu'il veut dire : "Que cette nouvelle phase de votre vie vous aide à imiter Jésus de plus près et augmente votre capacité à ressentir de la compassion pour tous les hommes et les femmes qui, devenus victimes et esclaves de tant de maux, attendent avec espoir un geste de tendre amour de la part de ceux qui croient au Seigneur". Je salue donc la décision du Saint-Père comme une mission.
-Nous avons récemment vécu le Synode des évêques sur l'Amazonie, dont vous étiez l'un des deux secrétaires spéciaux. Quelle est, selon vous, la chose la plus importante qui est ressortie de cette assemblée ?
Il y a beaucoup de fruits, beaucoup de richesses à trouver dans le document final. Mais je peux peut-être souligner l'expérience de synodalitéde marcher ensemble. Sentir la paix et la consolation que procure l'expérience d'être conduit par l'Esprit et de reconnaître tant de dons, sentir l'appel à répondre à une réalité particulière et à répondre ensemble, oui, au cri de la terre et de nos frères et sœurs.
-Dans le document final, outre les aspects de la pratique pastorale, il y a quelques "ouvertures", au moins en ce qui concerne une réflexion approfondie sur l'ordination de diacres permanents mariés et une plus grande participation des femmes aux rôles clés.....
Ces réflexions sont également toutes des considérations pastorales générées en vue de besoins réels, de demandes et de situations concrètes en Amazonie. Par exemple, la participation accrue des femmes à la vie de l'Église et aux ministères est déjà en cours, et le Synode a demandé une plus grande reconnaissance. C'est le sens de la possibilité exceptionnelle pour un diacre permanent marié et dûment formé d'être ordonné prêtre pour servir dans des communautés n'ayant pas accès à l'Eucharistie. C'est ainsi que nous devons comprendre les nombreuses propositions tout au long des 120 paragraphes du document final ; nous devons les apprécier dans leur contexte. Ce qui est frappant, c'est la préparation minutieuse qui a tant aidé à avoir un Synode profond et fructueux.
On parle aussi d'un rite liturgique spécifique pour l'Amazonie, êtes-vous d'accord ?
Beaucoup seraient peut-être surpris d'apprendre qu'il existe, au sein de l'Église catholique, 23 rites différents d'une grande ancienneté et d'une grande valeur, chacun répondant à une histoire et à une situation particulières. Ce Synode spécial, centré sur la région amazonienne, a pu apprécier la foi et les valeurs, il semble donc opportun de développer des expressions particulières, culturellement typées, pour faciliter la vie chrétienne et l'évangélisation. Cette proposition est une bonne nouvelle qui me réjouit.
Pourquoi est-il important pour nous d'en parler ?
Le concept d'"écologie intégrale" a été l'une des lignes directrices du Synode. L'ajout de l'adjectif "intégral" à "écologie" lui donne une tournure stimulante, car il se réfère en général au "tout" et à l'unité de ce "tout". Il s'agit de l'inclusion et de la présence de tous les éléments essentiels (aucun ne manque), et de la connexion ou du mélange de ces éléments essentiels. En même temps, "intégral" nie l'exclusion ou l'isolement. "Intégral" donne à l'idée d'écologie plus d'ampleur et de poids.
Aucun des problèmes et des opportunités de l'Amazonie ne peut échapper à l'attention et aux actions de l'Église.
-Une prétendue conception "environnementaliste" de l'Église a été critiquée. Mais en Laudato si' le pape affirme que "tout dans le monde est intimement lié". Ces critiques sont-elles sincères ?
Dans ce contexte de l'Amazonie, comme le souligne le Pape François dans l'encyclique Laudato Si'tout est connecté. Le social et le naturel, l'environnemental et le pastoral ne peuvent et ne doivent pas être séparés. Je ne sais pas ce qui motive ces critiques, mais le Synode s'est engagé à résoudre ce problème, à collaborer à la "guérison" des nombreuses vulnérabilités commises dans ce territoire amazonien. Sur Laudato Si'Le pape François affirme que le monde est confronté à une crise de survie. "Nous devons prendre conscience qu'une véritable approche écologique devient toujours une approche sociale ; elle doit intégrer les questions de justice dans les discussions environnementales, afin d'entendre à la fois le cri de la terre et le cri des pauvres".. Le cri de la terre et le cri des pauvres sont un seul cri, et l'Église doit l'entendre et pleurer avec eux.
Le Saint-Père a "promis" une publication rapide de l'Exhortation apostolique. Savez-vous comment elle est préparée ?
La préparation est en bonne voie, mais je ne peux pas donner une date précise pour la publication de l'exhortation apostolique. En attendant, le Document final mérite d'être lu et apprécié : il nous aide à connaître l'Amazonie d'une manière très humaine et spirituelle, et nous amène en même temps à réfléchir sur notre propre situation en tant que croyants et habitants de la planète.
-Que pensez-vous de la critique du Pape ?
Le meilleur cadeau ou service que l'on puisse rendre à un dirigeant est de lui offrir une critique réfléchie et constructive, car le statut même d'autorité tend à isoler. La sagesse consiste à choisir la critique légitime et je pense que le Saint-Père le fait très bien. Il n'a pas peur de dire "J'avais tort, je suis désolé".
-Vous pensez que l'"Église en mouvement", proche des plus petits, accueillante, compatissante et pardonnante, peut avoir des marges de succès ?
Je crois que l'Église cherche à mettre en pratique son engagement envers la compassion et la justice de l'Évangile. Elle est appelée à observer et à comprendre, puis à dialoguer et à agir. L'Église fait, a toujours fait. Accompagner et chercher ensemble : c'est de cela qu'il s'agit. L'"Église en marche", ce sont ces milliers d'hommes et de femmes de foi qui, dans le monde entier, donnent la réponse miséricordieuse et efficace de l'Église. Parce que dans le monde entier, ils sont aux côtés de ceux qui souffrent.
Comment imaginez-vous notre monde dans quelques années et quelle sera l'influence du message de l'Évangile ?
La foi chrétienne et l'Église catholique continuent de croître numériquement, de sorte que dans dix ans, on peut s'attendre à ce que le message évangélique ait une plus grande portée, un plus grand impact. Je l'espère. Dans le même temps, nous devrions de plus en plus mettre en pratique le Concile Vatican II - comme l'a si bien fait le récent Synode de l'Amazone - en aidant les chrétiens à vivre et à célébrer leur foi de manière plus authentique. Dieu merci, Jésus nous a promis : "Je serai avec vous pour toujours, jusqu'à la fin du monde"..