Il n'est pas téméraire de dire que le christianisme traverse une période de crise, au sens propre du terme. Les chrétiens vivent une période de grands changements et, dans de nombreux pays occidentaux, ils représentent une minorité et, dans certains pays, le christianisme "lutte pour sa survie". Chantal Delsol, intellectuelle catholique française de grande renommée, a récemment publié un essai provocateur : "La fin du christianisme". Dans cet entretien, Chantal Delsol explique de manière critique certains aspects de cette crise, la confrontation avec la modernité, la rupture ontologique et les perspectives d'espoir pour les catholiques.
En quoi le christianisme diffère-t-il de la chrétienté ?
Le christianisme désigne la religion elle-même, tandis que la chrétienté est la civilisation développée par la religion, tout comme on parle de l'islam (religion) et de l'islam (civilisation). Être en chrétienté, c'est être dans un espace de civilisation où c'est le christianisme qui inspire et impose la morale et les lois communes.
Peut-on parler de christianisme en dehors de l'Europe et existe-t-il sur d'autres continents ?
Le christianisme n'est pas, ou n'était pas, seulement européen, mais occidental. Il s'est répandu ou continue de se répandre dans les deux Amériques, en plus du continent européen. Par exemple, il est encore vivant, mais en voie de déstabilisation, dans certains pays d'Amérique latine. Il lutte pour sa survie aux États-Unis. En dehors de ces zones, certains pays d'Afrique et d'Asie abritent de nombreux chrétiens, mais aussi d'autres religions, et l'on ne peut parler de christianisme.
Vous parlez d'un renversement normatif (lois sur le mariage, la vie, etc.), qui vous fait voir un changement de civilisation. Comment comprendre, dans ce contexte, la prise de conscience de la condamnation de la pédophilie ou de la pornographie ?
-J'ai insisté sur "l'inversion normative" pour montrer que, contrairement à ce que l'on entend ici ou là, l'effondrement du christianisme ne conduit pas au relativisme, mais à des normes différentes. Le cas de la pédophilie est très intéressant. Jusqu'à présent, elle a été tolérée dans l'Eglise comme partout ailleurs, parce que l'institution a toujours été défendue avant l'individu.
La nouvelle morale défend l'individu contre l'institution, de sorte que la nouvelle condamnation de la pédérastie par l'Eglise marque son acceptation d'un certain individualisme. De plus, il faut noter que la morale appliquée aujourd'hui, la morale du "care" si l'on veut, n'est pas seulement une morale de l'individu, mais aussi une morale de la communauté. C'est ce qu'on a appelé l'humanitarisme, c'est-à-dire une philanthropie sans transcendance, une reprise de la morale chrétienne mais sans le Ciel. Si bien que nous finissons par rejoindre la morale asiatique : la compassion universelle de Confucius.
Cela rend la condamnation de la pédophilie plus compréhensible. J'ajouterais une chose : puisque nous n'avons plus de base pour la morale, nous avons une morale conséquentialiste. En d'autres termes, ce qui est mal, c'est uniquement ce qui cause du tort. Dans le cas de la propagande transgenre dans les écoles ou de la pornographie, tout cela peut être condamné s'il est prouvé que cela cause du tort aux enfants.
Les catholiques sont devenus une minorité et leur influence diminue. Quelle doit être leur attitude et leurs priorités ? Benoît XVI les a encouragés à être des "minorités créatives qui changent le monde".
-Oui, Benoît XVI a raison, lorsqu'une minorité est courageuse et éduquée, elle peut changer les sociétés. Il me semble qu'aujourd'hui les catholiques représentent une telle minorité dans un pays comme la France. Le grand danger dont il faut protéger ces minorités, et auquel elles sont si facilement soumises, c'est l'extrémisme. Si, horrifiés par la nouvelle société qu'ils voient se dessiner sous leurs yeux, ils prennent le contre-pied avec un langage d'excès, ils ne reprendront jamais le dessus. Je crois que c'est cela le plus difficile : maintenir l'équilibre tout en luttant contre les extrêmes.
Dans quelle mesure les catholiques sont-ils responsables de la "fin du christianisme" ?
-C'est une question difficile. En général, comme j'ai essayé de l'expliquer dans mon livre, le catholicisme n'a jamais admis ce que l'on appelle la modernité (démocratie, libéralisme, individualisme), au moins jusqu'au Concile Vatican II, mais il était alors trop tard. La revendication moderne qui s'est développée de plus en plus fortement au cours des deux derniers siècles, pour en arriver à la situation actuelle, a toujours été anticatholique. On dira : mais pourquoi la modernité devrait-elle battre le catholicisme ?
Je crois que dans nos sociétés, depuis la Renaissance, il y a eu un désir très fort d'émancipation individuelle qui était prêt à tout changer pour y parvenir. Mais il faut dire aussi que dans nos pays, le catholicisme, dans sa position légitime et hégémonique, a abdiqué l'humanité dont il aurait dû faire preuve pour compenser la rigidité de ses principes. Un exemple qui me frappe : jusqu'à ce que l'avortement soit légitimé par la loi, les chrétiens n'ont pas créé d'associations pour aider les jeunes femmes enceintes et célibataires. Avant cela, on se contentait généralement de les insulter. Cela ne donnait évidemment pas envie de défendre les principes catholiques.
Que pensez-vous de la thèse du livre de Rod Dreher "The Benedictine Option" ?
-Oui, je connais Rod Dreher et j'en ai parlé avec lui. Il est beaucoup moins radical que son livre ne le laisse entendre. D'autre part, il est bien conscient que notre situation ne peut être comparée franchement à celle de son héros, Vaclav Benda, qui vivait dans un pays totalitaire.
Certes, nous devons réfléchir à notre nouvelle situation, celle d'un groupe désormais minoritaire, alors que pendant près de deux mille ans nous avons été majoritaires et hégémoniques. Mais nous n'avons pas intérêt à nous enfermer dans une forteresse. Et ce n'est pas ainsi que nous devons comprendre l'option bénédictine. Ce que Rod veut dire, c'est que pour survivre, il ne faut pas se barricader, mais s'installer au bord d'un puits. Cela dit, lorsqu'il s'agit de transmettre nos croyances à nos enfants, le degré de protection à offrir aux enfants est une question très personnelle, liée aux individus et aux circonstances.
Vous dites que l'Occident a perdu la base philosophique pour s'opposer à certaines tendances (maternité de substitution, euthanasie) inspirées par la seule volonté individuelle. Ces batailles sont-elles perdues d'avance ? Selon vous, une initiative comme la Déclaration de Casablanca pour l'abolition universelle de la maternité de substitution a-t-elle un sens quand on voit l'agressivité du marché mondial des mères porteuses ?
-Bien sûr, ces batailles ne sont pas totalement perdues, mais si certaines de ces mesures sont reculées, ce ne sera pas pour des raisons de principe, mais pour d'autres raisons. Il ne s'agira plus, par exemple, de faire reculer la pratique des mères porteuses au nom de la dignité humaine, mais au nom de l'égalité des femmes. Dans certains cas comme celui-ci, les catholiques peuvent trouver un accord avec d'autres groupes pour des raisons différentes. Dans les associations qui luttent contre la publicité transgenre dans les écoles, il y a un très faible pourcentage de chrétiens (qui sont contre parce qu'ils croient en la "condition humaine"), et un très grand pourcentage de conséquentialistes (généralement des psychologues, qui sont contre parce qu'ils voient le mal que cela cause à leurs patients). En ce qui concerne l'euthanasie, je suis plus pessimiste : je ne vois pas ce qui, en dehors des principes chrétiens, ou de la menace des conséquences, pourrait faire changer d'avis nos sociétés.
Bien sûr, la déclaration de Casablanca a du sens, comme toute initiative à vocation universelle qui a un poids diplomatique. Nous sommes une minorité, certes, mais nous n'avons pas à nous laisser dominer par d'autres minorités.
Au Royaume-Uni et dans les pays d'Europe du Nord, les autorités constatent les méfaits du changement de sexe chez les mineurs et font marche arrière. La morale conséquentialiste peut-elle offrir un rempart contre certaines expérimentations ?
-Je n'ajouterai qu'un détail à ce que j'ai dit plus haut à ce sujet. Oui, la morale conséquentialiste offre un substitut. Mais, pour faire face aux dégâts causés et les prendre en compte, un minimum de pragmatisme reste nécessaire dans les sociétés concernées. Lorsque les sociétés sont fortement idéologisées, comme c'est le cas en France, c'est le principe qui compte et les conséquences ne pèsent pas. Les associations transgenres refusent alors de regarder les dégâts et seule l'idéologie compte. Dans les pays scandinaves, qu'il s'agisse des transsexuels ou de l'immigration, on a tendance à regarder la réalité et à réformer en conséquence. En France, en général, on ne s'intéresse qu'à la théorie, et la réalité ne compte pas : si c'est honteux, on regarde ailleurs, et les dégâts s'accumulent.
Si nous vivons la fin de la civilisation chrétienne, vers quelle civilisation nous dirigeons-nous et par quoi sera-t-elle remplacée ?
-Nous vivons actuellement à un point de rupture où de nombreuses situations nouvelles sont possibles, parce que des courants de pensée très différents s'affrontent, se croisent et s'éliminent. Outre un reste minoritaire de chrétiens, nous aurons probablement une religion écologique de type panthéiste avec toutes sortes de courants plus ou moins extrêmes, un islam fort dont on ne sait pas s'il sera radical ou non, un reste de marxisme représenté aujourd'hui par le courant Woke dont on ne sait pas s'il va s'éteindre ou s'étendre, et un autre reste de marxisme qui produit une révolte sociale permanente, considérée comme une sorte de religion (ce que Martin Gurri appelle "la révolte du public").
Ce qui me frappe, c'est la profondeur de la diversité des croyances : elle touche non seulement les liens religieux, mais aussi les croyances ontologiques. Si je reprends les quatre catégories de Descola, il est clair que nous passons du naturalisme (entre les animaux et les hommes, il y a une similitude de physique et une différence d'intériorité, les animaux n'ont pas notre âme), à quelque chose comme le totémisme (similitude d'intériorité et de physique : les animaux ne sont pas essentiellement différents de nous).
En d'autres termes, nous vivons un moment de rupture où les choix ontologiques primordiaux - concernant le sens et la place de l'homme dans la nature, la nature du monde et des dieux - sont en train d'être bouleversés. Ce processus a commencé il y a longtemps (depuis Montaigne ?). C'est la fin de ce qu'on appelle le dualisme, typiquement lié au christianisme, et le début d'un monisme. Nous rejoignons ainsi les croyances ontologiques asiatiques. Mais c'est un autre sujet.
Quelle est la place de la vertu d'espérance dans ce contexte de fin du christianisme ?
Devons-nous pleurer la perte de pouvoir dans la société ? Ce statut hégémonique nous a-t-il rendus grands ? Ne nous a-t-il pas rendus arrogants, cyniques et insouciants ? Je crois que nous avons la possibilité d'être meilleurs en tant que minorité qu'en tant que majorité, du moins temporairement, parce que notre vocation reste une mission. Peut-être que plus tard nous assumerons cette mission plus intelligemment et moins vainement (je suis consterné par la vanité et la procrastination de notre clergé). Pour l'instant, nous pouvons supporter cette perte d'influence avec humour, car, comme l'a dit Roger Scruton, depuis la perte du paradis, nous avons fait une grande expérience de la perte.