La théologie du 20ème siècle

Étienne Gilson et les frontières entre théologie et philosophie

Étienne Gilson (1884-1978) est avant tout un grand historien de la philosophie médiévale. Mais son travail est d'un grand intérêt théologique, car il se situe aux frontières de la théologie et de la philosophie.

Juan Luis Lorda-15 avril 2019-Temps de lecture : 7 minutes

Étienne Gilson se distingue dans le domaine où les théologiens chrétiens, en plus d'utiliser la philosophie, la développent, donnant naissance à ce que l'on peut appeler la "philosophie chrétienne". Une grande précision est nécessaire pour bien comprendre cette expression. Et nous avons eu l'occasion de rappeler le fameux débat à la Société française de philosophie en 1931.  

Gilson et Heidegger

L'expression "philosophie chrétienne" n'était pas particulièrement chère à Gil-Son, bien qu'elle lui soit restée, pour ainsi dire, attachée, en raison de l'attention qu'il lui a portée tout au long de sa vie. À première vue, il semble y avoir une contradiction : il s'agit soit de philosophie, soit de théologie, ce sont des méthodes différentes. Et c'est pourquoi Heidegger l'a balayé d'un revers de la main dans son... Introduction à la métaphysique. Dans un passage où, d'ailleurs, il soutient que les chrétiens ne peuvent pas faire de vraie métaphysique, parce qu'ils ne peuvent pas affronter l'être des choses avec la même radicalité qu'un athée. Seul l'athée demande radicalement pourquoi les choses sont là, et pourquoi c'est l'être et pas plutôt le néant. Un chrétien prend pour acquis l'explication de l'existence de Dieu et cela lui semble évident. Il ne ressent pas le mystère et l'étrangeté de l'être. 

Pour en savoir plus

TitreL'esprit de la philosophie médiévale
AuteurÉtienne Gilson
Pages: 448
Editeur et annéeRialp, 2004

Gilson (ou Maritain) serait à moitié d'accord avec Heidegger. Ils accepteraient que le chrétien ne puisse s'empêcher de penser "en chrétien". Cependant, ils ajouteront qu'il est capable de faire de la vraie philosophie, car il est capable de distinguer ce qu'il peut obtenir par la raison de ce qu'il connaît par révélation. Mais évidemment leur "position" (comme dirait Maritain, et comme il reprend Fides et ratio) est différent ; en cela, ils sont d'accord avec Heidegger. Comme Gilson aime à le répéter, ce n'est pas la raison mais la personne qui pense.  

Gilson assiste à plusieurs conférences de Heidegger et, selon son biographe (Shook), il est ému aux larmes lorsqu'il l'entend parler de l'être. Mais il pensait aussi que Heidegger manquait d'érudition historique et que son Aristote venait de Franz Brentano, donc de la tradition scolastique, et était retouché et christianisé. Par conséquent, comme d'autres philosophes et historiens de la philosophie (Brehier, par exemple), il n'a pas pu apprécier la contribution de la philosophie chrétienne à la métaphysique. Ils pensaient que le christianisme n'avait fait que reprendre les catégories grecques et s'était hellénisé, mais ils ne mesuraient pas à quel point ces catégories et ces approches avaient changé au contact du christianisme : Dieu (être suprême), être, échelle des êtres, cause, finalité, connaissance, volonté, liberté, amour. La grande contribution théologique de Gilson sera précisément de montrer cette frontière et ces influences.

L'histoire et les sources du thomisme

Gilson était, avant tout, un grand historien de la philosophie médiévale. Et il a contribué de manière très importante à lui faire une place à la Sorbonne, à sa reconnaissance comme matière, car il a produit un ensemble admirable d'études sur saint Augustin, saint Bonaventure, Abélard, saint Bernard, Duns Scot et Dante, ainsi que de nombreux articles ; et il a enfin composé un grand Histoire de la philosophie médiévale

Il a également consacré beaucoup d'attention à la philosophie de saint Thomas avec trois ouvrages synthétiques : le plus important, Thomisme (première édition en 1918), qu'il a développé et amélioré tout au long de sa vie ; la deuxième édition, Éléments de la philosophie chrétienneLe troisième et dernier, sous forme d'essai et sans citations, est une synthèse destinée à ses étudiants de l'Institut de philosophie médiévale de Toronto. La troisième et dernière, sous la forme d'un essai sans citations, est la Introduction à la philosophie chrétienne

Il faut noter qu'il a fait la "philosophie" et non la théologie de ces auteurs. Mais ces auteurs étaient des théologiens et non des philosophes. Leur philosophie est intégrée et développée dans leur théologie : ils font de la philosophie en faisant de la théologie, car ils en ont besoin. Ce sera le cœur de leur pensée nuancée. En faisant de la théologie, ils inspirent les transformations de la philosophie qu'ils utilisent ; et c'est précisément le sens acceptable de la "philosophie chrétienne". 

L'expression "philosophie chrétienne" n'était pas particulièrement chère à Gil-Son, bien qu'elle lui soit restée, pour ainsi dire, attachée, en raison de l'attention qu'il lui a portée tout au long de sa vie.

Sur ce point, Gilson s'est quelque peu brouillé avec les membres de l'Institut de philosophie de Louvain (de Wulf, Van Steenbergen), qui les traitaient vraiment comme des philosophes. Et, de plus, dans le cas de de Wulf, ils ont défendu l'existence d'une "philosophie scolastique" plus ou moins unitaire. Gilson, en bon historien, a été choqué par le mélange des sources, car il était conscient de leurs différences, et, en fin de compte, il a simplement préféré saint Thomas, lu dans ses sources, et non reçu d'une tradition ou école thomiste ou scolastique indépendante.

De la scolastique à Descartes

Gilson raconte ses premiers pas intellectuels dans une courte préface à un livre brillant mais peu connu, Dieu et la philosophiequi rassemble quatre conférences publiées par l'université de Yale (1941). 

"J'ai fait mes études dans une école catholique française [au collège et aussi au petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs], dont je suis sorti après sept ans d'études, sans avoir entendu une seule fois, du moins autant que je m'en souvienne, le nom de saint Thomas d'Aquin. Lorsque le moment est venu pour moi d'étudier la philosophie, j'ai fréquenté un collège d'État dont le professeur de philosophie - un disciple tardif de Victor Cousin - n'avait manifestement jamais lu une seule ligne de saint Thomas d'Aquin. A la Sorbonne, aucun de mes professeurs ne connaissait la doctrine thomiste, et tout ce que j'en savais, c'est que, si quelqu'un était assez fou pour l'étudier, il n'y trouverait qu'une expression de cette scolastique qui, depuis l'époque de Descartes, était devenue un simple morceau d'archéologie mentale"..

Il convient d'ailleurs de noter que c'est dans cet environnement qu'il est parvenu plus tard à faire créer une chaire de philosophie médiévale. Ce n'est pas un mince mérite. 

À la Sorbonne, il est fasciné par un cours sur Hume donné par le philosophe juif Lucien Lévi-Bruhl. Il aimait le sérieux de sa méthode basée sur les textes. Et il voulait faire sa thèse de doctorat avec lui. "Il m'a conseillé d'étudier le vocabulaire - et, accessoirement, les concepts que Descartes avait empruntés à la scolastique".. Et en effet, il a fait la thèse sur La liberté dans Descartes et la théologie et l'a publié en 1913, avec une Indice Scholastique-Cartésienqui est un recueil des notions importantes de Descartes où l'influence scolastique est perceptible.

Découvertes et projets

Et c'est là que tout a commencé. Descartes a reçu une éducation scolastique, car il n'y en avait pas d'autre là où il étudiait. Il a appris ce que sont l'intelligence, la volonté et la liberté au collège jésuite de La Flèche, avec toutes les évolutions que ces concepts ont subies dans le débat sur la grâce et la liberté (la controverse entre la grâce et la liberté). De Auxiliis). Mais aussi l'idée de Dieu, de la cause et de l'être. Lorsqu'il a voulu rompre avec ce qu'il avait appris d'incertain et refonder la philosophie, il n'a pas pu se détacher des concepts que son esprit manipulait naturellement. Pour Gil-Son, c'est une double révélation. La première était une influence chrétienne évidente sur l'homme considéré comme le fondateur de la philosophie moderne. La seconde : "J'ai découvert que les conclusions métaphysiques de Descartes n'ont de sens que lorsqu'elles coïncident avec la métaphysique de Saint Thomas d'Aquin".

Son itinéraire de vie le conduira à mieux connaître les théologiens médiévaux, en extrayant leur apport philosophique. Et ensuite d'essayer d'expliquer l'évolution des grands concepts de la philosophie grecque à la philosophie moderne.

Il s'agissait de surmonter le préjugé des Lumières selon lequel, entre la philosophie grecque et Descartes, il n'y a pas de philosophie du tout, mais de la théologie. Et cela marquera les lignes de développement de son œuvre immense. 

Son itinéraire de vie le conduira, tout d'abord, à mieux connaître les théologiens médiévaux, en puisant son apport philosophique, notamment chez saint Thomas. Et puis, avec toute cette érudition historique, essayer d'expliquer l'évolution des grands concepts de la philosophie grecque à la philosophie moderne. En d'autres termes, étudier spécifiquement par zones comment cette transformation a eu lieu. Jusqu'au livre le plus emblématique de Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un livre formellement théologique, il est extrêmement important pour la théologie du 20ème siècle ; car l'esprit qui anime cette philosophie et produit cette transformation est l'esprit chrétien. 

Le site indice de concepts scolastiques qu'il avait préparés pour étudier Descartes lui servirait de premier guide tant pour synthétiser la philosophie des auteurs scolastiques que pour choisir les concepts à partir desquels raconter l'histoire. Et de toutes ces relations subtiles entre la personnalité, la philosophie et la théologie émergera sa compréhension nuancée, capturée, sur un ton autobiographique, dans un autre de ses grands livres, Le philosophe et la théologie (1960).

L'esprit de la philosophie médiévale

En 1930, Gil-Son est déjà âgé de 47 ans. Il était au sommet de sa carrière. Il avait obtenu une reconnaissance académique quasi unanime et le respect de la philosophie médiévale. Il avait fondé l'Institut de philosophie médiévale à Toronto (1929). Et il avait donné de nombreux cours dans de nombreuses universités américaines, et était particulièrement apprécié à Harvard. En effet, il était un travailleur acharné et donnait d'excellents cours, développant constamment ses grands thèmes. Cette grande érudition lui permettait de composer des synthèses et des comparaisons très attrayantes. Toujours original, mais aussi rigoureux et basé sur les textes. Il n'a jamais oublié ce qu'il avait appris avec Lévi-Bhrul. 

C'est dans ces circonstances qu'il a été invité à délivrer la Conférences Gifford à l'université d'Aberdeen pendant deux années successives, 1930 et 1931. Lord Adam Gifford (1820-1887) était un avocat écossais connu et prospère qui a légué sa fortune afin que des conférences sur la théologie naturelle puissent être données chaque année dans les principales universités écossaises (Édimbourg, Glasgow, Aberdeen et St. Andrew's). Depuis 1888, ces conférences ont produit une impressionnante collection d'essais de premier ordre et de nombreux classiques des sciences humaines. Les listes valent le coup d'œil (et il y a beaucoup de documentation). en ligne).

Dans les deux cours de Gilson, rassemblés en L'esprit de la philosophie médiévaleraconte, point par point, comment les grandes notions de la philosophie ont été transformées, de leur forme grecque à leur forme moderne, par l'impact de la révélation chrétienne, en détaillant surtout l'apport médiéval dans toute sa variété. C'est un livre brillant, qui ne pouvait être écrit que par une personne réunissant autant de qualités de méthode et d'érudition, ainsi que de grandes qualités narratives.  

Après avoir étudié l'idée de sagesse ou de philosophie, on aborde d'abord l'ontologie, avec l'idée d'être, sa causalité, son analogie, sa participation, et Dieu, avec sa providence. Ensuite, l'anthropologie : de la valeur de l'esprit et du corps à l'amour, la liberté et la conscience, en passant par la connaissance et l'intelligence. Il se termine par l'étude transversale de trois notions au Moyen Âge : la nature, l'histoire et la philosophie. 

Le philosophe et la théologie

Cet autre livre, écrit alors qu'il avait 75 ans, est également d'un grand intérêt théologique. Il commence par raconter la solitude et l'étrangeté qu'un philosophe chrétien peut ressentir dans un environnement non chrétien, bien qu'il se soit toujours senti respecté et ait eu de nombreux amis. Il décrit également ce statut particulier de sécurité que possède un chrétien sur les questions fondamentales. Il reconnaît que, chez un catholique pratiquant, la philosophie vient normalement plus tard et que, spontanément, elle occupe toujours une seconde place dans ses convictions. 

Il évoque ses années d'université, avec beaucoup de gratitude envers Bergson, qui a encouragé tant de personnes sur la voie de la philosophie, et qui semblait proche de se convertir au christianisme, bien que Gilson nuance ce point. Il est également reconnaissant envers de très nombreux professeurs et nuance les jugements qui lui semblent exagérés ou injustes à leur égard (par exemple Péguy). 

Il passe en revue les nuances de la "philosophie chrétienne". Et dans le dernier chapitre, sur "L'avenir de la philosophie chrétienne".fait remarquer trois choses : premièrement, que "l'avenir de la philosophie chrétienne dépendra, en premier lieu, de la présence ou de l'absence de théologiens ayant une formation scientifique".Le projet a été conçu pour leur permettre de se situer et de dialoguer avec la pensée actuelle. Il prévient que "toutes les métaphysiques vieillissent à cause de leur physique".Et cela nous oblige à être prudents, à ne pas essayer de nous mettre d'accord trop rapidement. Et ne pas se tromper sur le fondement, qui réside dans la foi et les convictions métaphysiques (réalisme et être). Rappelez-vous donc la valeur de la philosophie de saint Thomas sur ce point. 

Gilson a d'autres livres d'intérêt théologique, tels que La métamorphose de la cité de Dieu, y Les tribulations de Sofiaavec quelques impressions de dérives post-conciliaires. Il y a aussi la correspondance qu'il a entretenue avec de grands théologiens, entre autres De Lubac (déjà édité) et Chenu, qui étaient ses amis, et qu'il a soutenus lorsqu'ils rencontraient des malentendus et des difficultés. 

La grande biographie de Laurence Shook, Étienne Gilson (1984), qui fait autorité, est superbe, et la version italienne comporte un excellent avant-propos du théologien Inos Biffi. En outre, Vrin a publié un autre volumineux ouvrage, de Michel Florian, Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique (2018).

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